Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5622

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 188-190).

5622. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
18 avril.

Nous élevons nos cris à nos anges, du sein des mers qui submergent nos vallées, entre nos montagnes de glace et de neige. Nous offrons volontiers à notre curé la dîme de tout cela ; mais pour la dîme de nos blés. Dieu nous en préserve !

Après nos dîmes, l’affaire la plus intéressante est que mes anges aient la bonté de nous envoyer nos roués[1]. J’y ai fait tant de corrections, tant de changements, j’y en ferai tant encore, qu’il faut absolument que je fasse porter sur votre copie tous les petits cartons qu’il y faut faire. Voyez-vous, je cherche, par un travail assidu, à mériter vos bontés. Le Ximenès a beau me trouver décrépit, je veux que mes anges me trouvent jeune ; je veux que la conspiration à la tête de laquelle ils sont réussisse. Jamais rien ne m’a tant réjoui que cette conspiration. Mettez tout votre esprit, mes anges, toute votre adresse, toute votre politique, pour conduire à bien cette plaisante aventure[2] le plus promptement que vous pourrez. Je vous renverrai votre copie, la première poste après celle où je l’aurai reçue.

Les frères Cramer ont envoyé à Paris les Contes de Guillaume Vadé, avec quelques autres pièces qu’on pourrait très-bien brûler comme un mandement d’évêque. Vous pensez bien que ces pièces ne sont pas de moi. Lesdits frères Cramer se sont imaginé très-mal à propos qu’ils vendraient mieux leurs denrées s’ils y mettaient mon nom. Ils ont fait imprimer un titre qui est très-ridicule. Ils intitulent ce volume de Contes de Guillaume Vadé, Suite de la Collection des Œuvres de V.[3], etc. J’en ai été indigné ; ils m’ont promis de supprimer cette impertinence ; j’ai tout lieu de croire qu’ils ne l’ont pas l’ait : en ce cas, je vous demande en grâce de vous servir de tout votre crédit pour faire saisir l’ouvrage. J’en écrirai moi-même à M. de Sartine avec une violente véhémence, et je me vengerai de cet horrible attentat d’une façon exemplaire. Je voudrais que mon nom fût anéanti, et que mes œuvres subsistassent. J’aime les Contes de Guillaume Vadé ; mais je voudrais qu’on ne parlât jamais de moi. Je voudrais n’être connu que de mes anges, et je prétends bien que je serai entièrement ignoré dans notre belle conspiration ; mais je vous avertis qu’il faudra absolument un nom : car si on ne nomme personne, on me nommera. Il faudra au moins dire que c’est un jeune jésuite ; par exemple, celui au derrière duquel[4] Pompignan marchait à la procession, ou bien quelque abbé qui veut être prédicateur du roi.

Que voulez-vous que je dise à M. de Richelieu, quand il me mande qu’il a arrangé tout avec ses camarades les premiers gentilshommes ? Je ne crois pas que, de ma petite métairie des Délices, en pays genevois, je puisse lutter honnêtement contre quatre grands officiers de la couronne. Ma destinée est d’être écrasé, persécuté, vilipendé, bafoué, et d’en rire. Pour me dépiquer, je mets sous les ailes de mes anges le petit mémoire ci-joint pour la Gazette littéraire. Je n’ai encore rien reçu d’Italie et d’Espagne. Je tire de mon cerveau ce que je peux, mais ce cerveau est bientôt desséché, il n’y a que le cœur d’inépuisable.

  1. Le Triumvirat.
  2. De faire représenter le Triumvirat comme l’œuvre d’un jeune auteur. (B.)
  3. C’est ce qu’on lit aux faux titres de l’Appel aux nations, publié en 1761, voyez tome XXIV, page 191), et d’un volume intitulé Mélanges de littérature, d’Histoire et de philosophie, in-8o de 94 pages, qui est aussi de 1761. Mais il parait que Cramer ne mit pas ce faux titre aux Contes de Guillaume Vadé, ou du moins qu’il le supprima (voyez lettre 5638). (B.)
  4. Voyez tome XXIV, page 458.