Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5632

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5632. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
2 mai 1764.

Je ne me flatte pas, monsieur, que vous vous soyez aperçu du temps qu’il y a que je n’ai eu l’honneur de vous écrire ; mais si par hasard vous l’avez remarqué, il faut que vous en sachiez la cause. Premièrement, le président a été malade, et m’a donné beaucoup d’inquiétude ; ensuite la maladie et la mort de Mme  de Pompadour, qui m’ont occupée et intéressée autant que tant d’autres à qui cela ne faisait rien, et puis des peines et des embarras domestiques qui ont troublé mon faible génie. Je voulais attendre d’être un peu plus calme, pour pouvoir causer avec vous.

Votre dernière lettre (dont vous ne vous souvenez sûrement pas) est charmante. Vous me dites que vous voulez que je vous fasse part de mes réflexions. Ah ! monsieur, que me demandez-vous ? Elles se bornent à une seule : elle est bien triste ; c’est qu’il n’y a, à le bien prendre, qu’un seul malheur dans la vie, qui est celui d’être né. Il n’y a aucun état, quel qu’il puisse être, qui me paraisse préférable au néant. Et vous-même, qui êtes M. de Voltaire, nom qui renferme tous les genres de bonheur, réputation, considération, célébrité, tous les préservatifs contre l’ennui, trouvant en vous toutes sortes de ressources, une philosophie bien entendue, qui vous a fait prévoir que le bien était nécessaire dans la vieillesse ; eh bien, monsieur, malgré tous ces avantages, il vaudrait mieux n’être pas né, par la raison qu’il faut mourir, qu’on en a la certitude, et que la nature y répugne si fort que tous les hommes sont comme le bûcheron.

Vous voyez combien j’ai l’âme triste, et que je prends bien mal mon temps pour vous écrire ; mais, monsieur, consolez-moi ; écartez les vapeurs noires qui m’environnent.

Je viens de lire une Histoire d’Écosse, qui n’est, pour ainsi dire, que la vie de Marie Stuart : elle a mis le comble à ma tristesse ; j’espère que votre Corneille me tirera de cet état. Je n’ai encore lu que l’épître à l’Académie et la préface. On est tout étonné, en lisant ce que vous écrivez, que tout le monde n’écrive pas bien : il semble qu’il n’y a rien de si facile que d’écrire comme vous, et cependant personne au monde n’en approche ; il n’y a que Cicéron qui, après vous, est tout ce que j’aime le mieux.

Adieu, monsieur ; je me sens indigne de vous occuper plus longtemps.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, etc., publiée par M. de Lescure, 1865.