Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5651

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 217-218).

5651. — À M. MARMONTEL.
Aux Délices, 21 mai.

Mon cher confrère, je n’ai eu chez moi M. le comte de Creutz qu’un jour. J’aurais voulu passer ma vie avec lui. Nous envoyons rarement de pareils ministres dans les cours étrangères. Que de Welches, grand Dieu, dans le monde ! Je vous avoue que je suis de l’avis d’Antoine Vadé, qui prétend que nous ne devons notre réputation dans l’Europe qu’aux gens de lettres[1]. Ils ont fait sans doute une grande perte dans Mme de Pompadour. Nous ne pouvions lui reprocher que d’avoir protégé Catilina et le Triumvirat ; elle était philosophe. Si elle avait vécu, elle aurait fait autant de bien que Mme de Maintenon a fait de mal. M. le comte de Creutz me disait qu’en Suède les philosophes n’avaient besoin d’aucune protection ; il en est de même en Angleterre : cela n’est pas tout à fait ainsi en France. Dieu ait pitié de nous, mon cher confrère ! M. de Creutz m’apporta aussi une lettre du très-philosophe frère d’Alembert[2]. Dites, je vous prie, à ce très-digne et très-illustre frère que je ne lui écris point, parce que je lui avais écrit quelques jours auparavant[3].

Vous devez avoir reçu un Corneille ; vous en recevrez bientôt un autre. Cramer a un chaos à débrouiller ; je ne me suis mêlé en aucune manière des détails de l’édition, et je n’ai encore en ma possession qu’un exemplaire imparfait, que je n’ai pas même relu.

J’ai été très-affligé de la Dunciade, ainsi que de la comédie des Philosophes ; mais j’ai toujours pardonné à Jérôme Carré les petits compliments qu’il a faits de temps en temps à maître Aliboron, dit Fréron. Ce Fréron n’est que le cadavre d’un malfaiteur qu’il est permis de disséquer.

On dit que frère Helvétius est allé en Angleterre, en échange de frère Hume. Je ne sais si notre secrétaire perpétuel[4] me conserve toujours un peu d’amitié. Les frères doivent se réunir pour résister aux méchants, dont on m’a dit que la race pullule. Frère Saurin doit aussi se souvenir de moi dans ses prières. J’exhorte tous les frères à combattre avec force et prudence pour la bonne cause. Adressons nos communes prières à saint Zénon, saint Épicure, saint Marc-Antonin, saint Épictète, saint Bayle, et tous les saints de notre paradis. Je vous embrasse bien tendrement.


Frère V.
  1. Voyez tome XXV, page 236.
  2. Elle manque.
  3. La dernière lettre de Voltaire à d’Alembert est du 8 mai.
  4. Duclos.