Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5659

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 226-228).
5659. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
Aux Délices, 28 mai.

Voilà Votre Excellence associée à la conjuration. Si quelque curieux ouvre ce gros paquet, il croira, à ce grand mot, qu’il s’agit d’une affaire bien terrible.

Et quand il apprendra que M. le duc de Praslin est un des principaux conjurés, il ne doutera pas que tous n’alliez mettre le feu en Italie. Mais, après tout, il n’y a que moi de méchant homme dans tout ceci, en y comprenant mes méchants vers.

Pour vous mettre bien au fait du plan des conjurés, il faut que je vous dise ce que vous savez peut-être déjà aussi bien que moi. M. de Praslin, qui veut s’amuser, et qui en a besoin, et M. et Mme  d’Argental, ont fait serment qu’on ne saurait point le nom de l’auteur ; vous ferez, s’il vous plait, le même serment avec madame l’ambassadrice. Il est bon de l’accoutumer aux grandes affaires.

On a lu une esquisse de la pièce à nosseigneurs les comédiens ; on leur a fait croire que l’auteur était un jeune pauvre diable d’ex-jésuite dont il fallait encourager le talent naissant. Les comédiens ont donné dans le panneau ; et voilà la première fois de ma vie qu’on m’a pris pour un jésuite. Je me confie à vous ; je suis bien sûr que le secret des conjurés est en bonnes mains.

Je n’ai qu’un remords, et il est grand : c’est que la pièce ne soit pas tendre, et que les beaux yeux de Mme  de Chauvelin demeureront à sec. Je lui en demande mille pardons. Mais, en qualité d’ambassadrice, elle trouvera du raisonner et de fort vilaines actions qui peuvent amuser des ministres. Enfin j’envoie ce que j’ai et ce que j’ai promis. Si je ne vous ai pas ennuyé plus tôt, c’est que la pièce n’était pas faite, et que j’ai été obligé de donner tout mon temps à mon maître Pierre[1], que j’ai si mal imité.

Je crois que, du temps de la Fronde, les marauds que j’ai l’honneur de vous présenter auraient fort réussi.

Je suis étonné d’écrire une lettre de ma main ; mais c’est que ma fluxion, qui désolait mes yeux, s’est jetée ailleurs. Je n’ai rien perdu.

On dit que vous avez à Turin une belle épidémie qui fait mourir les Piémontais. Je me flatte que les ambassadeurs n’ont rien à craindre, et que l’épidémie respecte le droit des gens.

J’ai eu l’honneur de voir votre ami, que vous avez bien voulu charger d’une lettre pour moi. Il m’a paru digne de votre amitié.

Que Vos Excellences reçoivent avec amitié les respects du Vieux de la montagne.

  1. Pierre Corneille.