Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5750

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 305-307).

5750. — À M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
À Ferney, 28 auguste.

Le petit ex-jésuite, auteur des roués, n’a pas une santé bien brillante, et n’est pas dans la première jeunesse. Ce vieux pauvre diable présente ses très-sincères respects à Leurs Excellences ; il vous supplie de lui renvoyer, soi à lui, soit aux anges, certain drame qu’il a tâché de rendre moins indigne de votre suffrage, quand vous aurez une occasion ; renvoyez, dit-il, ce croquis, afin qu’on tâche de vous présenter un tableau.

Nous avons eu M. de La Tremblaye[1], qui fait de fort jolies choses, et M. le prince Camille, qui en sent le prix. M. le duc de Lorges est toujours à Genève ; il a mal par devant et par derrière, et moi j’ai mal partout : ainsi je lui fais peu ma cour. Mais voici M. le duc de Randan, qui arrive aussi avec dix-sept ou dix-huit amis qui jouent tous la comédie. Ils prétendent représenter sur le théâtre de Ferney ; je le leur abandonne de tout mon cœur, pourvu que je ne sois pas de la troupe. Voilà qui est fait, j’ai renoncé au théâtre. Il faut prendre congé, à soixante-dix ans passés. Si c’était madame l’ambassadrice qui jouât Phèdre, encore pourrais-je faire Théramène, et puis mourir à ses pieds ; mais c’est un effort que je ne ferai que pour elle,

Dirai-je à Votre Excellence qu’il m’est venu un M. de La Balle ? Point ; c’est M. de La Balme, surnommé de l’Échelle, gentilhomme savoyard, par conséquent pauvre, et, en qualité de pauvre, grand faiseur d’enfants. Ce M. de La Balme est oncle de ce jeune homme à qui j’ai donné Mlle Corneille. « J’ai un fils haut de cinq pieds et demi, m’a-t-il dit, et je ne sais qu’en faire ; vous êtes connu de monsieur l’ambassadeur de France à Turin ; il a pour vous des bontés ; il est sans doute ami du ministre de la guerre, ainsi mon fils sera enseigne : il a déjà un frère et deux oncles dans le service, et ses ancêtres ont servi dès le temps de César ; je m’en prendrai à vous si mon fils n’est pas enseigne. — Monsieur, lui ai-je répondu, je doute fort que M. de Chauvelin se mêle des enseignes de Savoie, et je ne suis pas assez hardi pour abuser à ce point des bontés dont il m’honore. » Alors le bon M. de La Balme m’a embrassé tendrement. « Mon cher monsieur de Voltaire, écrivez à monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure. — Monsieur, je n’ose, cela passe mes forces. » Enfin il m’a tant prié, tant pressé, il était si ému, que j’ai la hardiesse d’écrire ; mais je n’écris qu’autant que la chose soit facile, qu’elle s’accorde avec toutes vos convenances, qu’elle ne vous compromette en rien, et que vous me pardonniez la liberté que je prends.

Que Vos Excellences agréent les respects du bonhomme V.

  1. Le chevalier de La Tremblaye, né dans l’Anjou en 1739, mort en 1807 ; auteur de quelques écrits soit en vers, soit en prose. Ou a publié ses Œuvres posthumes, 1808, deux volumes in-12 ; et il est appelé La Tramblaye ; mais le libraire qui publia ces Œuvres posthumes lui restitue, dans ses Tablettes biographiques qu’il donna en 1810, le nom de La Tremblaye. Les lettres que La Tremblaye recevait de Voltaire lui tournaient la tête de vanité ; voyez ci-après la lettre de d’Alembert, du 3 janvier 1765. (B.)