Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5774

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 329-330).

5774. — À M.  DAMILAVILLE.
29 septembre.

Mon cher frère, la tempête gronde de tous côtés contre le Portatif[1]. Quelle barbarie de m’attribuer un livre farci de citations de saint Jérôme, d’Ambroise, d’Augustin, de Clément d’Alexandrie, de Tatien, de Tertullien, d’Origène, etc. ! N’y a-t-il pas de l’absurdité de soupçonner un pauvre homme de lettres d’avoir seulement lu aucun de ces auteurs ? Le livre est reconnu pour être d’un nommé Dubut, petit apprenti théologien de Hollande. Hélas ! je m’occupais tranquillement de la tragédie de Pierre le Cruel, dont j’avais déjà fait quatre actes, quand cette funeste nouvelle est venue troubler mon repos. J’ai jeté dans le feu et ce malheureux Portatif, que je venais d’acheter, et la tragédie de Pierre, et tous mes papiers ; et j’ai bien résolu de ne me mêler que d’agriculture le reste de ma vie.

Je vous le dis, je vous le répète, ce maudit livre sera funeste aux frères, si on persévère dans l’injustice de me l’attribuer. On sait comment la calomnie est faite. Voilà son style, dit-elle ; ne le reconnaissez-vous pas à ce tour de phrase ? — Eh ! madame l’impudente, qui vous a dit que M. Dubut[2] n’a pas le même style ? Est-il donc si rare de trouver deux auteurs qui écrivent dans le même goût ? Est-il donc permis de persécuter un pauvre innocent, parce qu’on a cru reconnaître sa manière d’écrire ? La calomnie répond à cela qu’elle n’entend point raison, qu’il faut venger Pompignan et maître Aliboron, et qu’elle poursuivra les philosophes tant qu’elle pourra.

Opposez donc, mon cher frère, votre éloquence à ses fureurs. En vérité, les philosophes sont intéressés à repousser des accusations de cette nature. Non-seulement il faut crier, mais il faut faire crier les criailleurs en faveur de la vérité. Rien ne serait d’ailleurs plus dangereux pour l’Encyclopédie que l’imputation d’un Dictionnaire philosophique à un homme qui a travaillé quelquefois pour l’Encyclopédie même ; cela réveillerait la fureur des Chaumeix, et le Journal chrétien ferait beau bruit.

Je vous prie de m’envoyer des Remarques imprimées depuis peu sur l’Encyclopédie, en forme de lettres[3]. C’est apparemment le secrétaire de l’envie qui a fait cet ouvrage. Mandez-moi si on daigne y répondre, et s’il serait à propos que les héritiers de Guillaume Vadé s’égayassent sur cet animal, quand ils n’auront rien à faire ?

Je ne peux avoir sitôt le recueil que je vous ai promis ; mais est-il possible qu’il ne vienne rien de Paris dans ce goût ? Vos prophètes sont muets, les oracles ont cessé. Il y a trop peu de Meslier[4], trop peu de Sermon[5], et trop de fripons.

Est-il vrai que l’archevêque de Paris revient[6] à Conflans ? Il fera peut-être un mandement contre le Portatif pour s’amuser ; mais il n’amusera pas le public.

Je vous embrasse tendrement, mon cher frère.

  1. Le Dictionnaire philosophique portatif, qui n’avait alors qu’un petit volume : voyez l’avertissement de Beuchot en tête du tome XVII.
  2. C’était le nom que Voltaire voulait donner à l’auteur du Dictionnaire philosophique.
  3. Par l’abbé Saas. Voyez la note sur la lettre 5791.
  4. Extrait des Sentiments de J. Meslier ; tome XXIV, page 293.
  5. Sermon des Cinquante ; tome XXI, page 437.
  6. Il revenait de la Trappe ; voyez la note 2, page 102.