Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5779

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 334-335).

5779. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 3 octobre.

Il y a huit jours que je suis dans mon lit, madame. J’ai envoyé chercher à Genève le livre que vous voulez avoir[1], et qui n’est qu’un recueil de plusieurs pièces dont quelques-unes étaient déjà connues. L’auteur est un nommé Dubut, petit apprenti prêtre huguenot. Je n’ai pu en trouver à Genève ; j’ai écrit à Mme de Florian[2]. Cet ouvrage est regardé par les dévots comme un livre très-audacieux et très-dangereux. Il ne m’a pas paru tout à fait si méchant ; mais vous savez que j’ai beaucoup d’indulgence.

Je n’ai pas moins d’indignation que vous devoir qu’on m’impute ce petit livre, farci de citations des Pères du iie et du iiie siècle. Il y est question du Targum[3] des Juifs : la calomnie me prend donc pour un rabbin ; mais la calomnie est absurde de son naturel, et, tout absurde qu’elle est, elle fait souvent beaucoup de mal. Elle m’a attribué ce livre auprès du roi, et cela trouble ma vieillesse, qui devrait être tranquille. La nature nous fait déjà assez de mal, sans que les hommes nous en fassent encore.

Cette vie est un combat perpétuel ; et la philosophie est le seul emplâtre qu’on puisse mettre sur les blessures qu’on reçoit de tous côtés : elle ne guérit pas, mais elle console, et c’est beaucoup.

Il y a encore un autre secret, c’est de lire les gazettes. Quand on voit, par exemple, que le prince Ivan a été empereur à l’âge d’un an, qu’il a été vingt-quatre ans en prison, et qu’au bout de ce temps il est mort de huit coups de poignard, la philosophie trouve là de très-bonnes réflexions à faire, et elle nous dit alors que nous devons être heureux de tous les maux qui ne nous arrivent pas, comme la maîtresse de l’avare est riche de ce qu’elle ne dépense point.

Je cherche encore un autre secret, c’est celui de digérer. Vous voyez, madame, que je me bats les flancs pour trouver la façon d’être le moins malheureux qu’il me soit possible : car, pour le mot d’heureux, il ne me paraît guère fait que pour les romans. Je souhaiterais passionnément que ce mot vous convînt.

Il y a peut-être un état assez agréable dans le monde, c’est celui d’imbécile ; mais il n’y a pas moyen de vous proposer cette manière d’être : vous êtes trop éloignée de cette espèce de félicité. C’est une chose assez plaisante qu’aucune personne d’esprit ne voudrait d’un bonheur fondé sur la sottise ; il est clair pourtant qu’on ferait un très-bon marché.

Faites donc comme vous pourrez, madame, avec vos lumières, avec votre belle imagination, et votre bon goût ; et quand vous n’aurez rien à faire, mandez-moi si tout cela contribue à vous faire mieux supporter le fardeau de la vie.

  1. Le Dictionnaire philosophique portatif, attribué par Voltaire à Dubut, proposant, lequel (dit-il, voyez ci-dessus, page 335) n’a jamais existé.
  2. Cette lettre est perdue.
  3. Dans la première édition du Dictionnaire philosophique, le Talmud est nommé dans l’article Salomon, et les talmudistes le sont à l’article Messie. Il y est souvent question des divers livres du Pentateuque ; mais je ne crois pas que le mot de Targum y soit une seule fois. (B.)