Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5782

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 338-339).

5782. — À M.  DAMILAVILLE.
8 octobre.

Cher frère, vous me ravissez. Comment pouvez-vous écrire des lettres de quatre pages, étant malade et chargé d’affaires ? Moi, qui ne suis chargé de rien, j’ai bien de la peine à écrire un petit mot. Je deviens aussi paresseux que frère Thieriot ; mais je ne change pas de patron[1] comme lui. Apparemment qu’il sert la messe de son archevêque. Pour moi, qui ne la sers ni ne l’entends, je suis toujours fidèle aux philosophes.

J’espère que le petit recueil fait par M. Dubut ne fera de tort ni à la philosophie ni à moi. Je voudrais que chacun de nos frères lançât tous les ans les flèches de son carquois contre le monstre, sans qu’on sût de quelle main les coups partent. Pourquoi faut-il que l’on nomme les gens ? Il s’agit de blesser ce monstre, et non pas de savoir le nom de ceux qui l’ont blessé. Les noms nuisent à la cause, ils réveillent le préjugé. Il n’y a que le nom de Jean Meslier qui puisse faire du bien, parce que le repentir d’un bon prêtre, à l’article de la mort, doit faire une grande impression. Ce Meslier devrait être entre les mains de tout le monde.

Nous avons converti depuis peu un grand seigneur attaché à monsieur le dauphin : c’est un grand coup pour la bonne cause. Il y a dans la province des gens zélés qui commencent à combattre avec succès.

J’aurais bien voulu que des Cahusac, des Desmahis[2], n’eussent pas travaillé à l’Encyclopédie ; qu’on se fût associé de vrais savants, et non pas de petits freluquets ; et qu’on n’eût pas eu la malheureuse complaisance d’insérer, à côté des articles des Diderot et des d’Alembert, je ne sais quelles puériles déclamations qui déshonorent un si bel ouvrage.

Je suis si attaché à cette belle entreprise que je voudrais que tout en fût parfait ; mais le bon y domine à tel point qu’elle fera l’honneur de la nation, et qu’assurément on doit à M. Diderot des récompenses.

On dit qu’on a donné des lettres de noblesse et une grosse pension au sieur Outrequin[3], pour avoir arrosé le boulevard. Si je travaillais à l’Encyclopédie, je dirais, à l’article Pension : M. Outrequin en a reçu une très-forte, et M. Diderot a été persécuté.

Bonsoir, belle âme, qui gémissez comme moi sur le sort de la philosophie. Écr. l’inf…

  1. Thieriot était allé successivement demeurer et s’établir chez Mme de Fontaine-Martel (voyez tome XXXIII, page 243, chez le comte de Montmorency, chez le marquis de Paulmy (voyez tome XL, page 31), et chez le médecin Baron (voyez tome XL, page 505).
  2. Voyez tome XXVI, page 513.
  3. Voltaire lui a donné des lettres d’immortalité en le nommant dans un vers du Pauvre Diable ; voyez tome X.