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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5814

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 368-370).

5814. — À M. DAMILAVILLE.
7 novembre.

Mon cher frère, comptez que je ne me suis pas alarmé mal à propos sur ce Portatif qu’on m’imputait, et qu’il a été nécessaire de prendre à la cour des précautions qui ont coûté beaucoup à ma philosophie. Le mal vient de ce que les frères zélés m’ont nommé d’abord. Il faudrait que les ouvrages utiles n’appartinssent à personne. On doute encore de l’auteur de l’Imitation de Jèsus-Christ. Qu’importe l’auteur d’un livre, pourvu qu’il fasse du bien aux bonnes âmes ? Je sais, à n’en pouvoir pas douter, que le procureur général a ordre d’examiner le livre, et d’en poursuivre la condamnation. C’est un nommé l’abbé d’Étrée, petit généalogiste, et un peu faussaire de son métier, qui a donné l’ouvrage au procureur général. On trouve partout des monstres[1].

Il a fallu toute la protection que j’ai à la cour pour affaiblir seulement un peu l’opinion où était le roi que j’étais l’auteur de ce Portatif. Il sera plus difficile d’arrêter la fureur des Omer. L’un d’eux a fait venir l’ouvrage, et j’ai vu des lettres de lui qui ne sont pas d’un homme modéré. On ne pourra empêcher ces persécuteurs de suivre leurs infâmes usages, dont on se moque depuis assez longtemps. Tout ridicules qu’ils sont, ils ne laisseront pas de faire impression, et même sur l’esprit du souverain, qui, en voyant l’ouvrage condamné, le trouvera encore plus condamnable.

Je vous supplie, mon cher frère, de continuer à réparer le mal. Si quelque chose peut arrêter la fureur des barbares, c’est que le public soit instruit que le livre est un recueil de pièces de différents auteurs, dès longtemps publiées, et que je n’ai nulle part à cette édition. L’effet des premiers bruits ne se répare presque jamais ; il faut cent efforts pour détruire l’impression d’un moment.

Admirons cependant la Providence, qui a suscité jusqu’à un prêtre, qui est le premier de son église, pour faire un des articles, Messie ; et le fameux Middleton, auteur de la Vie de Cicéron, pour un autre article[2]. Frère Protagoras dit qu’il ne veut rien écrire ; mais si tous les sages en avaient dit autant, dans quel état serait le genre humain, et dans quelle horrible superstition ne serions-nous pas plongés ? La superstition est, immédiatement après la peste, le plus horrible des fléaux qui puissent affliger le genre humain. Il y a encore des sorciers à six lieues de chez moi, sur les frontières de la Franche-Comté, à Saint-Claude, pays où les citoyens sont esclaves. Et de qui esclaves ? de l’évêque et des moines. Il y a quelques années que deux jeunes gens furent accusés d’être sorciers : ils furent absous, je ne sais comment, par le juge. Leur père, qui était dévot, et que son confesseur avait persuadé du prétendu crime de ses enfants, mit le feu dans la grange auprès de laquelle ils couchaient, et les brûla tous deux pour réparer auprès de Dieu l’injustice du juge, qui les avait absous. Cela s’est passé dans un gros bourg appelé Longchaumois ; et cela se passerait dans Paris, s’il n’y avait eu des Descartes, des Gassendi, des Bayle, etc., etc.

On a donc plus d’obligation aux philosophes qu’on ne pense ; eux seuls ont changé les bêtes en hommes. Le Julien du marquis d’Argens[3] réussit beaucoup chez tous les savants de l’Europe ; mais il n’est pas connu à Paris : on y craint trop pour l’erreur, qui est encore chère à tant de gens.

Avez-vous entendu parler de la nouvelle édition du Testament du cardinal de Richelieu[4] ? On croit m’avoir démontré que ce testament est authentique ; mais je me sens de la pâte des hérésiarques : je n’ai jamais été plus ferme dans mon opinion, et vous entendrez bientôt parler de moi. Cela vous amusera ; je m’en rapporterai entièrement à votre jugement.

Je ne sais pourquoi frère Protagoras ne m’écrit point ; je n’en compte pas moins sur son zèle fraternel. Hélas ! si les philosophes s’entendaient, ils deviendraient tout doucement les précepteurs du genre humain.

  1. Cette lettre est encore faite de morceaux. C’est ainsi que les deux derniers alinéas de ce paragraphe appartiennent à la lettre du 19 octobre.
  2. L’article Baptême : voyez la lettre 5780.
  3. Voyez l’article de Voltaire sur ce livre, tome XXV, page 178.
  4. Voyez la note, tome XXV, page 277.