Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5821

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 375-377).

5821. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
14 novembre.

Mon gendre et moi, nous sommes aux pieds des anges ; et, avant que j’aie fermé ma lettre, je compte bien que M. Dupuits aura écrit celle de remerciements qu’il vous doit[1] ; après quoi il fera de point en point tout ce que vous avez la bonté de lui conseiller.

Je ne suis pas aussi heureux que lui dans la petite guerre avec M. le maréchal de Richelieu, puisque je lui ai déjà envoyé[2] les choses que vous voulez que je supprime. Il me permet depuis quarante ans de disputer contre lui, et je ne me souviens pas d’avoir jamais été de son avis ; mais heureusement il m’a donné toujours liberté de conscience.

Je conçois bien, mon cher ange, qu’on oublie aisément les anciennes petites brochures écrites à propos du testament : il y était question du capucin Joseph, et de sa prétendue lettre à Louis XIII. Je répondis, en 1750, ce que je dis aujourd’hui avoir répondu en 1750, parce que je l’ai trouvé dans mes manuscrits reliés, écrits de la main du clerc que j’avais en ce temps-là[3]. Comment avez-vous pu imaginer que j’eusse voulu antidater cette réponse ? quel bien cette antidate aurait-elle pu faire à ma cause ? Croyez que je dis aussi vrai sur cette petite brochure que sur le Portatif ; croyez que M. Abauzit, auteur de l’article Apocalypse et d’une partie de Christianisme, est non-seulement un des plus savants hommes de l’Europe, mais, à mon gré, le mieux savant.

Croyez que M. Polier, premier pasteur de l’église de Lausanne, auteur de Messie, entend très-bien sa matière, et ne ressemble en rien à vos évêques, qui n’en savent pas un mot.

Croyez que Middleton, ce même Middleton qui a fait cette belle Vie de Cicèron, a fait un excellent ouvrage sur les miracles, qu’il nie tous, excepté ceux de notre Seigneur Jésus-Christ. C’est de cet illustre Middleton qu’on a traduit le conte du miracle de Gervais et de Protais, et celui du savetier de la ville d’Hippone. Remerciez Dieu de ce qu’il s’est trouvé à la fois tant de savants personnages qui tous ont contribué à démolir le trône de l’erreur, et à rendre les hommes plus raisonnables et plus gens de bien.

Enfin, mon cher ange, soyez bien convaincu que je suis trop idolâtre et trop enthousiaste de la vérité peur l’altérer le moins du monde.

À l’égard du testament relié en maroquin rouge[4], la faute en est faite. Cette petite et innocente plaisanterie pourrait-elle blesser M. de Foncemagne, surtout quand ce n’est pas une viande sans sauce, et quand j’assaisonne la raillerie d’un correctif et d’un éloge ? J’ai envoyé l’ouvrage à M. de Foncemagne, l’estimant trop pour croire qu’il en fût offensé.

Enfin pourquoi voudriez-vous que je supprimasse le trait de l’hostie[5] et du marquis Dupuis, duc de La Vieuville, quand cette aventure est rapportée mot pour mot dans mon Essai sur l’Histoire générale, tome, page 29, édition de 1761[6] ? Supprimer un tel article dans ma réponse, après l’avoir imprimé dans mon histoire, et après l’avoir envoyé à M. le maréchal de Richelieu lui-même ; ôter d’une édition ce qui est dans une autre, ce serait me décréditer sans aucune raison.

Vous voyez donc bien, mon cher ange, que la vérité et la convenance exigent que l’ouvrage paraisse dans Paris dans le même état où je soupçonne que le roi l’a déjà vu ; sans quoi je paraîtrais désavouer les faits sur lesquels je me suis fondé.

Pardonnez, je vous prie, à mes petites remontrances. L’histoire deviendrait un beau recueil de mensonges si l’on n’osait rapporter ce qu’ont fait les rois et les ministres il y a cent cinquante années, de peur de blesser la délicatesse de leurs arrière-cousins. Je vous supplie donc instamment de vouloir bien agréer la bonté de M. Marin, qui veut bien faire imprimer ma réponse à M. de Foncemagne, avec les dernières additions que j’ai envoyées nouvellement.

Au reste, il résultera de toute cette dispute, ou que le Testament du cardinal de Richelieu n’est point de lui ; ou que, s’il en est, il a fait là un bien détestable ouvrage. Je sais, à n’en pouvoir douter, que le roi a lu deux fois ce testament il y a environ vingt ans ; et je crois qu’il est bien important pour le royaume que le roi perde l’opinion où il peut avoir été que cet ouvrage doit être la règle de la conduite d’un prince.

Quand on m’a mandé que vous aviez bien voulu corriger quelques passages, j’avais cru que c’était la faute qu’on a faite d’oublier les jeunes magistrats, et de dire que les avocats instruisent les magistrats[7], en oubliant jeunes ; que cette expression : la France est le seul pays souille de cet opprobre[8], vous avait paru trop forte, et que c’était là qu’il fallait ménager les termes. Je me soumets à vos lumières et à vos bontés ; et, en même temps, je vous demande grâce pour l’hostie de La Vieuville, pour le maroquin rouge de l’abbé de Rothelin, et pour l’histoire du capucin Joseph. Je vous supplie de vouloir bien faciliter et d’approuver la bienveillance de M. Marin, à qui je renouvelle mes instances de laisser imprimer l’ouvrage tel que je l’ai envoyé en dernier lieu à vous et à lui.

  1. Pour les démarches relatives au procès dont il est parle dans la lettre 5806.
  2. Les Doutes nouveaux sur le Testament attribué au cardinal de Riclielieu.
  3. Voyez tome XXV, page 277, le début des Doutes nouveaux.
  4. Voyez tome XV, page 286.
  5. Voyez tome XXV, page 289.
  6. Dans la présente édition, tome XIII, page 1.
  7. Voyez tome XXV, page 302.
  8. Cette expression, retranchée par d’Argental en 1764, a été reprise plus tard par Voltaire ; voyez tome XX, page 178.