Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5823

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5823. — À M. PIERRE ROUSSEAU.
auteur du « journal encyclopédique ».
Aux Délices, près de Genève, 19 novembre.

Il est vrai, monsieur, comme vous le dites dans votre lettre du 4 du courant, qu’on débite toujours quelque chose sous mon nom, comme on donne quelquefois du vin du cru pour des vins étrangers. Ceux qui font ce négoce se trompent encore plus qu’ils ne trompent le public ; mon vin a toujours été fort médiocre : et ceux qui débitent le leur sous mon nom ne feront pas fortune.

J’apprends que, pour surcroît, on vient d’imprimer en Hollande mes Lettres secrètes[1] ; je crois qu’en effet ce recueil sera très-secret, et que le public n’en saura rien du tout. Il me semble que c’est à la fois offenser ce public et violer tous les droits de la société que de publier les lettres d’un homme avant sa mort sans son consentement ; mais lui imputer des lettres qu’il n’a point écrites, c’est le métier d’un faussaire. Ce recueil n’est point parvenu dans ma retraite ; on m’assure qu’il est fort mauvais, et j’en suis très-bien aise.

Je présume au reste que, dans ces lettres familières qu’on débite sous mon nom, il n’y en aura aucune qui commence comme celles de Cicéron : « Si vous vous portez bien, j’en suis bien aise : pour moi, je me porte bien. » Ce serait là trop clairement un mensonge imprimé.

Je conçois qu’on imprime les lettres d’Henri IV, du cardinal d’Ossat, de Mme deSévigné ; Racine le fils a même donné au public quelques lettres de son illustre père, dont on pardonne l’inutilité en faveur de son grand nom ; mais il n’est permis d’imprimer les lettres des hommes obscurs que quand elles sont aussi plaisantes que celles que vous connaissez sous le titre de Epistolæ obscurorum virorum[2].

Ne voilà-t-il pas un beau présent à faire au public que de lui présenter de prétendues lettres très-inutiles et très-insipides, écrites par un homme retiré du monde à des gens que le monde ne connaît pas du tout ! Il faut être aussi malavisé pour imprimer de telles fadaises que frivole pour les lire : aussi toutes ces paperasses tombent-elles au bout de quinze jours dans un éternel oubli ; et presque toutes les brochures de nos jours ressemblent à cette foule innombrable de moucherons qui meurent après avoir bourdonné un jour ou deux, pour faire place à d’autres qui ont la même destinée.

La plupart de nos occupations ne valent guère mieux ; et ce n’était pas un sot que celui qui dit le premier que tout était vanité[3], excepté la jouissance paisible de soi-même.

La substance de tout ce que je vous dis, monsieur, mériterait une place dans votre, journal, si elle était ornée par votre plume. V.

  1. Voyez la note, tome XXVI, page 135.
  2. Voyez la note, tome XXVI, page 475.
  3. Ecclésiaste, ii, 1.