Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5826

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 381-382).

5826. — À M.  BERTRAND.
À Ferney, 21 novembre.

Mon cher philosophe, vous êtes un homme charmant, un bon ami, un philosophe véritable. L’article dont vous me parlez était d’un fripon, d’un délateur[1] et non pas d’un nouvelliste. Depuis quand est-il permis d’accuser les particuliers, de son autorité privée, dans des papiers publics ? Un tel abus est punissable.

Je n’ai nul commerce avec les auteurs de l’ouvrage[2] dont vous me parlez ; mais, quels qu’ils soient, ils seront pénétrés pour vous de reconnaissance. Présentez mes respects, je vous en prie, à MM. les comtes de Mnizek, J’ai l’honneur de faire réponse à monsieur le banneret[3] qui a eu la bonté de m’écrire.

Il vint dîner hier un damné avec moi, qui me soutint que la morale était une chose divine, et que la Somme de saint Thomas était ridicule. Le scélérat ajoutait que les dogmes avaient amené la discorde sur la terre, et que la morale amènerait la paix : je vous avoue que j’eus peine à me contenir eb entendant ces blasphèmes. Je n’aurais pas manqué de le déférer au consistoire de Genève, si j’avais été dans le territoire immense de cette fameuse république.

Un homme aussi intolérant que moi ne souffre pas une telle hardiesse, qui serait capable, à la fin, de porter les hommes à se pardonner les uns les autres leurs sottises. Ce serait porter l’abomination de la désolation[4] dans le lieu saint.

Je crains bien, monsieur, que dans le fond vous ne soyez entiché de cette horrible doctrine : en ce cas, je romprai avec vous tout net ; cependant je vous aime de tout mon cœur.

  1. L’abbé d’Étrée ; voyez tome XXVI. page 136.
  2. Le Dictionnaire philosophique portatif.
  3. La lettre est perdue.
  4. Daniel, ix, 27.