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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5833

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 388-390).
5833. — À M. DAMILAVILLE.
30 novembre.

Mon cher frère, les auteurs du Portatif, dont la plupart sont à Lausanne, sont un peu étonnés du bruit qu’a fait leur livre ; ils ne s’y attendaient pas. Je m’attendais encore moins à en être soupçonné ; mais, dès que je fus certain qu’on en avait parlé au roi en termes très-forts, et qu’on avait voulu exciter contre moi l’évêque d’Orléans, je fus obligé d’aller au devant des coups qu’on me portait. Je me trouvais précisément alors dans des circonstances très-épineuses, j’y suis encore ; mais c’est déjà beaucoup que l’on ait dit en pleine Académie la vérité dont j’ai besoin. On m’avertit que les Omer se préparent à faire incendier ce Portatif au bas de l’escalier, et qu’ils veulent absolument me l’attribuer ; je ne sais pas même si la chose n’est pas déjà faite[1].

Je me résigne, mon cher frère, à la volonté divine, et je m’enveloppe dans mon innocence. Le parlement welche ne voit pas plus loin que son nez. Il devrait sentir combien il est de son intérêt de favoriser la liberté de la presse, et que plus les prêtres seront décrédités, plus il aura de considération. Le sénat romain se garda bien de condamner le livre de Lucrèce, et le parlement d’Angleterre ne soutient la liberté d’écrire que pour affermir la sienne.

Je n’ai point vu les Lettres de Jean-Jacques[2] ; on ne les connaît point encore dans notre Suisse. On a aussi imprimé sous mon nom des Lettres secrètes. On dit que c’est un M. Robinet qui m’a joué ce beau tour. Si ces lettres sont secrètes, il ne fallait donc pas les mettre au jour ; mais on croit que ce secret restera entre M. Robinet et son imprimeur. On m’a mandé que c’est un recueil aussi insipide que si on avait imprimé les mémoires de mon tailleur et de mon boucher. Vous voyez qu’on me regarde comme un homme mort, et qu’on vend tous mes effets à l’encan. Robinet s’est chargé de mon pot de chambre.

J’attends toujours des Dumarsais, des Saint-Évremont[3], des Meslier ; j’ai reçu des Énochs[4] : cela n’est pas publici saporis[5]. On ne trouve pas un seul Dictionnaire philosophique actuellement dans toute la Suisse. Personne ne m’attribue cet ouvrage dans le pays où je vis ; il n’y a que des Frérons qui puissent m’accuser à Paris ; mais je ne crains ni les Frérons ni les Pompignans : ces malheureux ne m’empêcheront jamais de vivre et de mourir libre.

Sur ce je vous embrasse ; je ris des Welches, et je plains les philosophes. Écr. l’inf…

  1. La condamnation du Dictionnaire philosophique par le parlement de Paris est du 19 mars 1765.
  2. Lettres écrites de la montagne.
  3. Il s’agit de l’Analyse de la religion chrétienne, que Voltaire attribue tantôt à Dumarsais, tantôt à Saint-Évremont.
  4. Dissertation sur Élie et Énoch (faisant suite aux Recherches sur l’origine du despotisme oriental, in-8o sans date ; cet ouvrage est de Boulanger.
  5. Horace a dit (Art poét., vers 131) :

    Publica materies privati juris erit.