Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5848

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 401-402).

5848. — À MADAME LA MARQUISE DE BOUFFLERS[1].
Ferney, 15 décembre.

J’ai l’honneur, madame, d’avoir actuellement dans mon taudis le peintre que vous protégez. Vous avez bien raison d’aimer ce jeune homme[2] : il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n’en a point ; on dit qu’il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu’il ira loin. J’ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n’étaient que des barbouilleurs auprès de lui. Je ne doute pas qu’il n’aille exercer ses talents à Lunéville[3]. Je suis persuadé que vous ne pourrez vous empêcher de l’aimer de tout votre cœur quand vous le connaîtrez. Il a fort réussi en Suisse. Un mauvais plaisant a dit qu’il était là comme Orphée, qu’il enchantait les animaux ; mais le mauvais plaisant avait tort. Il y a actuellement en Suisse beaucoup d’esprit ; on a senti très-finement tout ce que valait votre peintre. S’il va à Lunéville, comme il le dit, je vous assure, madame, que je suis bien fâché de ne pas l’y suivre. J’aurais été bien aise de ne pas mourir sans avoir eu l’honneur de faire encore ma cour à madame sa mère. Tout vieux que je suis, j’ai encore des sentiments ; je me mets à ses pieds, et, si elle veut me le permettre, aux pieds du roi. J’aurais préféré les Vosges aux Alpes ; mais Dieu et les dévots n’ont pas voulu que je fusse votre voisin. Goûtez, madame, la sorte de bonheur que vous pouvez avoir ; ayez tout autant de plaisir que vous le pourrez ; vous savez qu’il n’a que cela de bon, de sage, et d’honnête. Conservez-moi un peu de bonté, et agréez mon sincère respect.



Le Vieux Suisse, Voltaire.

  1. Voyez tome XXXVII, page 45. — Cette lettre, imprimée en 1820 dans le
  2. Le chevalier de Boufflers, fils de la marquise. Voyez les lettres du chevalier de Boufflers sur son voyage en Suisse, à la suite des Lettres de Mme  de Graffigny publiées par Eug. Asse ; Paris, Charpentier, 1879.
  3. Où était la cour de Stanislas.