Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5851

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 405-406).

5851. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 décembre.

Vous saurez, mes divins anges, que M. le maréchal de Richelieu m’a écrit une lettre fulminante sur la distribution des bénéfices du tripot. Il m’accuse d’avoir conspiré avec vous contre les quatre premiers gentilshommes de la chambre : je viens de le confondre[1] par des raisons auxquelles on ne peut répondre que par humeur et par autorité. Je lui ai envoyé la copie de sa lettre, par laquelle il m’avait non-seulement permis de disposer des dignités comiques, mais dans laquelle même il m’assurait que c’était mon droit ; qu’on ne me l’ôterait jamais, et qu’il voulait que j’en usasse.

Je lui ai certifié que vous n’aviez nulle part aux résolutions que j’ai prises en conséquence de ses ordres. Je ne sais ce qui arrivera de cette grande affaire, mais je n’ai pas voulu que vous souffrissiez pour ma cause. Il serait injuste qu’on vous fît une affaire d’État, dans le temps présent, pour les héros du temps passé. Je vous supplie de me mander en quel état est cette tracasserie théâtrale.

Je soupçonne le Portatig d’avoir été noyé dans les flots d’édits portés en parlement ; et quand on voudra le mettre en lumière, après l’aventure des édits, ce ne sera que du réchauffé. On ne saura pas seulement de quoi il est question, et maître Omer en sera pour son réquisitoire.

On dit que quelques philosophes ont ajouté plusieurs chapitres insolents au Portatif, qu’on l’a imprimé en Hollande avec ces additions[2] irréligieuses, qu’il s’en est débité quatre mille en huit jours, et que la sacrosainte baisse à vue d’œil dans toute l’Europe. Dieu bénisse ces bonnes gens ! ils ont rendu un service essentiel à l’esprit humain. On ne peut établir la tolérance et la liberté qu’en rendant la persécution ridicule. Il faut avoir les yeux crevés pour ne pas voir que l’Angleterre n’est heureuse et triomphante que depuis que la philosophie a pris le dessus chez elle ; auparavant elle était aussi sotte et aussi malheureuse que nous.

Il fait un temps assez doux dans notre grand bassin entre les Alpes et le mont Jura ; si cela continue, je pourrai bientôt relire les roués. Daignez me mander, je vous prie, si l’on a reçu au tripot quelque héros qui ait une voix sonore, la mine fière, la contenance assurée, la poitrine large et remplie de sentiment, avec des yeux pleins de feu qui sachent parler plus d’un langage.

J’ai lu mes Lettres secrètes. Voilà de plaisants secrets ! Le polisson qui a fait ce recueil n’y fera pas une grande fortune.

Je baise le bout de vos ailes avec une effusion de cœur remplie d’onction et de la plus respectueuse tendresse.

Comme cette lettre allait partir, je reçois celle de mon ange, du 11 de décembre. On doit avoir reçu ma réponse[3] au sujet de Luc[4], envoyée sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. J’ai vu depuis un des meurtriers appartenant à Luc : il confirme sa bonne santé ; mais je crois qu’il ne sait rien ni pour ni contre. J’espère savoir dans peu quelque chose de plus positif.

Je suis très-fâché de la mort de Mme de La Marche, car on dit qu’elle était très-aimable.

J’aurai bien de la peine avec les roués. La scène du troisième acte, étant toute en mines et en gestes, pourrait devenir comique, si les personnages exprimaient en vers la crainte qu’ils ont d’être reconnus. Je crains l’arlequinade. D’ailleurs je ferai ce que je pourrai, et non pas ce que je voudrai. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il faut des hommes à la Comédie, et que nous en manquons.

  1. Voyez la lettre 5849.
  2. Ces additions consistaient en huit articles : Catéchisme du jardinier, Enthousiasme, Liberté de penser, Nécessaire, Persécution, Philosopliie, Sens commun, et Tolérance (seconde section).
  3. Elle manque.
  4. Le roi de Prusse.