Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5870

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 426-427).

5870. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
6 janvier 1765, à Ferney.

Je mourrai donc probablement sans vous revoir, mon cher président : car je suis bientôt entièrement aveugle, et je ne jouirai plus guère de la belle vue du lac de Genève et du magnifique et horrible tableau de la perspective des Alpes. Le pis est que je suis privé des séances de votre Académie.

Je n’avais vu qu’un moment Mme de La Marche[2] dans ma retraite. Ceux qui ont des yeux disent qu’elle était très-jolie ; et on ajoute que son caractère était charmant. La mort se plaît à frapper de belles victimes ; peut-être serait-elle encore en vie si elle était restée auprès du grand Tronchin, qui a la réputation de prolonger les jours des jolies femmes. Sa perte doit être bien sensible à M. le premier président de La Marche, et à son beau-père, qui a le cœur tendre. Je vous prie de ne me pas oublier quand vous lui écrirez. L’état où je suis ne me permet guère de l’importuner de mes lettres. Si j’avais eu de la santé, je serais certainement venu vous voir, et j’aurais passé quelques jours à la Marche ; plus il avancera en âge, plus il aimera sa retraite ; je me souviens de quatre vers à ce propos :


Dieu fit la douce illusion
Pour les heureux fous du bel âge ;
Pour les vieux fous l’ambition,
Et la retraite pour le sage.


Cela ne veut pas dire que je suis sage, je ne le suis qu’en préférant votre société à toutes les retraites du monde. Conservez-moi vos bontés, et comptez que je vous serai tendrement attaché tout le peu de temps que j’ai à vivre.

Votre très-humble obéissant serviteur. V.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Mlle de Berbis-Cromey, première femme du second premier président de La Marche (Jean-Philippe), morte sans enfants.