Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5940

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 487-488).

5940. — À M. LE PRINCE DE LIGNE.
À Ferney, 14 mars.

Monsieur le prince, il faut que vous soyez une bonne âme, pour daigner vous souvenir d’un pauvre solitaire, au milieu des diètes d’Allemagne et du brillant fracas des couronnements. Il y a douze ans, Dieu merci, que je n’ai vu que des rois de théâtre : encore même ai-je renoncé à les voir en peinture. J’ai abattu mon petit théâtre. Les calvinistes et les jansénistes ne me reprocheront plus de favoriser l’œuvre de Satan.

J’ai trouvé que, dans ma soixante-douzième année, ces amusements ne convenaient plus à un malade presque aveugle.

Vraiment je vous félicite d’avoir à Bruxelles les Griffet et les Neuville ; ce sont les jésuites qui avaient le plus de réputation en France. J’en ai un chez moi qui dit fort proprement la messe, et qui joue très-bien aux échecs ; il s’appelle Adam, et quoiqu’il ne soit pas le premier homme du monde[1], il a du mérite. Il avait enseigné vingt ans la rhétorique à Dijon. Je suis fort content de lui, et je me flatte qu’il n’est pas mécontent de moi ; il n’a fait que changer de couvent, car vous sentez bien que la maison d’un homme de mon âge n’est pas bien sémillante. Nous sommes philosophes, nous sommes indépendants : c’en est bien assez. Je cultive la terre dans laquelle je rentrerai bientôt, et je m’amuse à marier des filles, ne pouvant avoir le passe-temps de faire des enfants moi-même.

M. d’Hermenches nous a abandonnés, et vous savez qu’il a quitté le service de Hollande pour celui de la France ; il prétend qu’il retrouvera en agréments ce qu’il perd en argent comptant.

Mme Denis est extrêmement sensible au souvenir dont vous voulez bien l’honorer. Ma petite famille adoptive, qui est augmentée, vous présente aussi ses très-humbles hommages. Je ne vous demande point pardon de ne pas vous écrire de ma main ; à l’impossible nul n’est tenu[2].

  1. Voltaire répète ici le bon mot de Mme Dumoulin sur un autre Adam.
  2. On trouvera au mois de septembre 1762 un billet à Mme Calas, mis toujours ici par erreur.