Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5970

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 513-515).
5970. — À M.  DAMILAVILLE.
1er avril.

Mon très-cher frère, j’ai reçu votre lettre du 24 de mars. Je vous dirai d’abord que, voyant combien les avis sont partagés sur la prise à partie, il m’est venu dans la tête que Mme  Calas devait faire pressentir monsieur le vice-chancelier et monsieur le contrôleur général, afin de ne pas faire une démarche qui pourrait alarmer la cour, et diminuer peut-être les bontés qu’elle espère du roi.

Voilà deux horribles aventures qui exercent à la fois votre bienfaisance philosophique. J’enverrai incessamment la signature de Sirven, si le généreux Beaumont n’aime mieux vous confier la dernière feuille du Mémoire.

M. de La Haye a dû vous envoyer des chiffons[1] couverts d’une toile cirée : il y a une Mme  de Chamberlin qui aime passionnément les chiffons ; vous ferez une bien bonne œuvre de lui en envoyer deux. On ne peut se dispenser d’en envoyer trois à M. de Ximenes, attendu qu’il en donnera un à M. d’Autrey pour lui faire entendre raison. Vous êtes prié d’en faire tenir un à M. le marquis d’Argence de Dirac, à Angoulême.

M. d’Argental doit avoir certainement deux paquets, que vous devez partager, et ces deux paquets sont curieux. Ils sont d’une seconde fabrique, et on en fait actuellement une troisième. Ce sont des étoffes qui deviennent fort à la mode. Je vois que le goût se perfectionne de jour en jour ; ce n’est peut-être pas en fait de tragédies. Il ne m’appartient pas d’en parler, il y aurait à moi de la mauvaise grâce ; mais vous me feriez plaisir de m’instruire des sentiments du public, que vous avez sans doute recueillis. Quelquefois ce public aime à briser les statues qu’il a élevées, et les yeux se fâchent du plaisir qu’ont eu les oreilles.

Je me recommande à vos prières dans ce saint temps de Pâques, et à celles de nos frères. Je vous avais prié de me dire si Helvétius est à Berlin. Pour frère Protagoras, il devait bien s’attendre que le libraire, maître de son manuscrit, en disposerait à son bon plaisir, qu’il en donnerait à ses amis, et que ses amis pourraient en apporter à Paris, Mon ami Cideville a gardé le secret, et n’en a parlé à personne qu’à Protagoras lui-même[2]. Le livre d’ailleurs ne peut faire qu’un très-grand effet, et l’auteur jouira de sa gloire sans rien risquer.

Continuez, mon cher et digne frère, à faire aimer la vérité : c’est à elle que je dois votre amitié ; elle m’en est plus chère, et je mourrai attaché à vous et à elle.

  1. Une nouvelle édition du Catéchisme de l’Honnête Homme ; voyez tome XXIV page 523. M. de La Haye était fermier général.
  2. D’Alembert ; il s’agit de son écrit Sur la Destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé.