Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5980

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 523-524).

5980. — À M.  MOULTOU[1].
7 avril 1765.

Mon cher philosophe, vous voilà dans votre patrie et votre beau climat.

Vous jouissez du plaisir de voir à votre aise M. de Saint-Priest, et moi, je n’ai eu la satisfaction de lui faire ma cour qu’un moment[2]. Je suis bien persuadé qu’il pense sur l’aventure des Calas comme tous les maîtres des requêtes qui ont réhabilité cette famille infortunée. J’attends tous les jours la nouvelle qui m’apprendra que le roi lui accorde une pension. C’était aux juges de Toulouse à la lui faire, mais celle du roi sera plus honorable, et j’ose dire qu’elle lésera autant au roi qu’aux Calas.

Après la douleur de vous avoir perdu, je n’en ai point de plus grande que celle de voir le bel ouvrage que vous aviez entrepris, différé. Vous n’aurez pas emporté vos livres en Languedoc, et je doute beaucoup que vous trouviez où vous êtes les matériaux dont vous avez besoin. Je suppose, pour ma consolation, que vous avec fait assez d’extraits pour être en état de travailler sans livres.

N’abandonnez jamais, je vous en conjure, cette entreprise utile. Vous rendrez un service essentiel à tous ceux qui pensent et à ceux qui veulent penser.

Vous serez le premier qui aurez écrit sur cette matière, sans vous tromper et sans vouloir tromper personne.

Votre ami Vernes a fait imprimer je ne sais quelles lettres de lui et de Jean-Jacques, qui ne sont pas assurément des lettres de Cicéron et de Pline.

J’ignore d’ailleurs comment vont les tracasseries de Genève. Je ne suis occupé que d’ajouter deux ailes à mon petit château de Ferney, où je voudrais bien vous tenir, si jamais vous reveniez dans la triste cité de Calvin.

Je me flatte que l’air natal a fait du bien à monsieur votre père, et que la Faculté de Montpellier lui en fera encore davantage. Quoi qu’il arrive, souvenez-vous, mon cher philosophe, qu’il y a entre les Alpes et le mont Jura un vieillard qui voudrait passer avec vous les derniers jours de sa vie.

Il y a des philosophes qui ne savent que haïr. J’en connais d’autres qui savent aimer, et j’ose croire que vous et moi nous sommes tous deux de cette école.

  1. Éditoin, A. Coquerel.
  2. Moultou était à Montpellier, où résidait l’intendant. — J. E. de Guignard, vicomte de Saint-Priest, intendant de Languedoc, ne s’était nullement montré favorable aux Calas ; cependant, par une politique aussi habile que bienveillante, il protégeait Paul Rabaut contre les rigueurs de Versailles. Voir ses lettres à Saint-florentin et au chancelier. (A. C.)