Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5987

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 530).

5987. — À M.  D’ALEMBERT.
16 avril.

Mon cher appui de la raison, c’est bien la faute à frère Gabriel s’il a lâché trois ou quatre exemplaires à des indiscrets ; mais, ou je me trompe fort, ou jamais Merlin n’aurait osé rien débiter sans une permission tacite ; et malheureusement, pour avoir cette permission de débiter la raison il faut s’adresser à des gens qui n’en ont point du tout. Si on en fait une édition furtive, alors Gabriel débitera la sienne. Fournissez-nous souvent de ces petits stylets mortels à poignées d’or enrichies de pierreries, l’inf… sera percée par les plus belles armes du monde, et ne craignez point que Gabriel y perde.

Vous avez bien raison de citer[1] le vers des Plaideurs : Que de fous ! etc. ; mais il ne tiendra qu’à vous de dire bientôt : Que de fous j’ai guéris ! Tous les honnêtes gens commencent à entendre raison ; il est vrai qu’aucun d’eux ne veut être martyr, mais il y aura secrètement un très-grand nombre de confesseurs, et c’est tout ce qu’il nous faut.

Jean-Jacques, dont vous me parlez, fait un peu de tort à la bonne cause ; jamais les Pères de l’Église ne se sont contredits autant que lui. Son esprit est faux, et son cœur est celui d’un malhonnête homme ; cependant il a encore des appuis. Je lui pardonnerais tous ses torts envers moi s’il se mettait à pulvériser par un bon ouvrage les prêtres de Baal, qui le persécutent. J’avoue que sa main n’est pas digne de soutenir notre arche ; mais


Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

(Zaïre, acte II, scène i.)

Frère Helvétius réussira sans doute auprès de Frédéric ; s’il pouvait partir de là quelques traits qui secondassent les vôtres, ce serait une bonne affaire.

Adieu, mon cher maître et mon cher frère ; je m’affaiblis beaucoup, er je compte aller bientôt dans le sein d’Abraham, qui n’était, comme dit l’Alcoran, ni juif, ni chrétien.

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