Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6059

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6059. DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
(1765.)

Monsieur, les deux dissertations adressées à la Société économique de Pétersbourg, pour lesquelles vous vous intéressez, sont arrivées à leur destination ; mais la lecture n’en sera faite qu’après mon retour, vu que la plupart des membres sont absents.

Catherine Seconde a déjà de grandes obligations au neveu de l’abbé Bazin pour tout ce qu’il met de flatteur sur son compte. Si elle savait sa demeure, elle s’adresserait à lui pour le prier instamment de l’augmenter en lui envoyant tout sans qu’il y manque une ligne, tout ce qui jamais sortit de la plume respectable de son oncle et de la sienne : car, quelque avide qu’on soit au soixantième degré pour ses productions, il est impossible qu’il ne nous en échappe, perte à laquelle nous sommes très-sensible. Monsieur, je ne connais point le neveu de l’abbé, mais si vous parvenez à le déterrer et à le persuader de m’envoyer tous ses écrits anciens et nouveaux bien complètement, vous ajouterez à ma reconnaissance. Il vous paraîtra peut-être étrange que je m’adresse si souvent à vous avec toutes sortes de commissions ; vous direz : Elle n’a qu’un moyen, elle l’emploie toujours, et par malheur il tombe sur moi. Mais, monsieur, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une imagination inépuisable et une gaieté de vingt ans ; il est plus aisé d’admirer ces talents que de les imiter : c’est une vérité universelle reconnue depuis le Midi jusqu’au Nord. Mais ce qui malheureusement ne l’est pas de même, c’est que ce Nord ait aussi supérieurement raison que M. Bourdillon, professeur de Bâle, vient de le démontrer. Il est vrai que l’on peut bien lui dire qu’il n’a pas raison, mais je défie de le prouver aux honnêtes gens, pas même par les formalités usitées de l’Inquisition, dont j’ai lu le Manuel ; et en le lisant, j’ai fait la réflexion qu’il est étonnant qu’il y a eu des gens qui ont si peu rangé la raison de leur côté : c’est, je crois, ce qui a fait choir plus d’un édifice. Quand je dis la raison, j’entends la saine raison, car ces gens-là avaient la leur sans doute, qui les amenait au délire de l’iniquité et de l’injustice. Dieu veuille préserver un chacun de cette raison-là. Vous jugez bien, monsieur, que l’on éloigne de la Russie, dans ce moment, le malheur d’en établir de pareille. Je dois rendre justice à la nation : c’est un excellent terrain sur lequel une bonne graine prend bien vite ; mais aussi il nous faut des axiomes incontestablement reconnus pour vrais. Tout autre trouvera à qui parler, quand la traduction française des principes qui doivent servir de base à nos nouvelles lois sera achevée ; je prendrai la liberté de vous l’envoyer, et vous verrez que grâce à de pareils axiomes cette pièce a obtenu le suffrage de ceux pour qui elle était composée. J’ose tout augurer de la réussite de cet important ouvrage, vu la chaleur dont chacun est rempli pour cette confection. Je pense que vous vous plairiez au milieu de cette table où l’orthodoxe, assis entre l’hérétique et le musulman, écoutent tous les trois paisiblement la voix d’un idolâtre et se concertent souvent tous les quatre pour rendre leur avis supportable à tous. Ils ont si bien oublié la coutume de se griller réciproquement que, s’il y avait quelqu’un d’assez malavisé pour proposer à un député de bouillir son voisin pour plaire à l’Être suprême, je réponds pour tous qu’il n’y en a pas un seul qui ne répondrait : Il est homme comme moi, et selon le premier paragraphe de l’instruction de Sa Majesté impériale nous devons nous faire le plus de bien possible, mais aucun mal. Je vous assure que je n’avance rien, et qu’à la lettre les choses sont ainsi que je vous le dis : s’il le fallait j’aurais six cent quarante signatures qui témoigneraient de cette vérité, celle d’un évêque à la tête. Au Midi l’on dira peut-être : Quel temps ! quelles mœurs ! Mais le Nord fera comme la lune, qui va son chemin. Soyez assuré, monsieur, de l’estime et de la considération particulière et inaltérable que j’ai pour vous, vos écrits et vos belles actions.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, publié par la Société historique russe ; 1872, tome X page 33.