Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6096
Mon très-cher et vrai philosophe, je m’intéresse pour le moins autant à votre bien-être qu’à votre gloire : car, après tout, le vivre dans l’idée d’autrui ne vaut pas le vivre à l’aise. Je me flatte qu’on vous a enfin restitué votre pension, qui est de droit ; c’était vous voler que de ne vous la pas donner. Il y a des injustices dont on rougit bientôt : celle qu’on faisait à la famille des Calas de s’opposer au débit de son estampe[1] était encore un vol manifeste. Une telle démarche a bien surpris les pays étrangers. Je voudrais que tout homme public, quand il est près de faire une grosse sottise, se dît toujours à lui-même : L’Europe te regarde.
Mlle Clairon a été reçue chez nous comme si Rousseau n’avait pas écrit contre les spectacles. Les excommunications de ce père de l’Église n’ont eu aucune influence à Ferney. Il eût été à désirer pour l’honneur de ce saint homme, si honnête et si conséquent, qu’il n’eût pas déclaré, écrit, et signé par-devant un nommé Montmolin, son curé huguenot : « Qu’il ne demandait la communion que dans le ferme dessein d’écrire contre le livre abominable d’Helvétius. » Vous voyez bien[2] que ce n’est pas assez pour Jean-Jacques de se repentir ; il pousse la vertu jusqu’à dénoncer ses complices, et à poursuivre ses bienfaiteurs : car, s’il avait renvoyé quelques louis à M. le duc d’Orléans, il en avait reçu plusieurs d’Helvétius. C’est assurément le comble de la vertu chrétienne de se déshonorer et d’être un coquin pour faire son salut.
Ce sont de tels philosophes qui ont rendu la philosophie odieuse et méprisable à la cour. C’est parce que Jean-Jacques a encore des partisans que les véritables philosophes ont des ennemis. On est indigné de voir dans le dictionnaire encyclopédique[3] une apostrophe à ce misérable comme on en ferait une à un Marc-Antonin. Ce ridicule suffit, avec l’article Femme[4], pour décrier un livre, fût-il en vingt volumes in-folio. Comptez que je ne me suis pas trompé en mandant, il y a longtemps, que Rousseau ferait tort aux gens de bien.
Quand on a donné des éloges à ce polisson, c’était alors qu’on offrait réellement une chandelle au diable.
Croyez, mon cher philosophe, que je ne donnerai jamais à aucun grand seigneur les éloges que j’ai prodigués à Mlle Clairon. Le mérite et la persécution sont mes cordons bleus ; mais aussi vous êtes trop juste pour exiger que je rompe en visière à des personnes à qui j’ai les plus grandes obligations. Faut-il manquer à un homme qui nous a fait du bien, parce qu’il est grand seigneur ? Je suis bien sûr que vous approuverez qu’on estime ou qu’on méprise, qu’on aime ou qu’on haïsse, très-indépendamment des titres. Je vous aimerais, je vous louerais, fussiez-vous pape ; et, tel que vous êtes, je vous préfère à tous les papes, ce qui n’est pas coucher gros ; mais je vous aime et vous révère plus que personne au monde.
- ↑ La gravure de la famille des Calas, faite sur le dessin de Carmontelle, se vendait au profit de cette famille.
- ↑ Voyez la note 2, page 53.
- ↑ Au mot Encyclopédie ; l’article est de Diderot.
- ↑ Par Desmahis ; voyez la note, tome XXVI, page 513.