Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6103

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 56-57).

6103. — À M. LE MARQUIS DE VILLETTE
1er septembre.

Il y a longtemps, monsieur, que je médite de vous écrire. Le séjour de Mlle Clairon m’a un peu dérangé ; et après son départ il a fallu réparer le temps que les plaisirs avaient dérobé à ma philosophie.

Je ne connaissais point le mérite de Mlle Clairon, je n’avais pas même l’idée d’un jeu si animé et si parfait. J’avais été accoutumé à cette froide déclamation de nos froids thhéâtres, et je n’avais vu que des acteurs récitant des vers à d’autres acteurs, dans un petit cercle entouré de petits-maîtres.

Mlle Clairon m’a dit que ni elle ni Mlle Dumesnil n’avaient déployé d’action dont la scène est susceptible que depuis que M. le comte de Lauraguais a rendu au public, assez ingrat, le service de payer de son argent la liberté du théâtre et la beauté du spectacle[1]. Pourquoi nul autre homme que lui n’a-t-il contribué à cette magnificence nécessaire ? et pourquoi ce même public s’est-il plus souvenu de quelques fautes[2] de M. de Lauraguais que de sa générosité et de son goût pour les arts ? Les torts qu’un homme peut avoir dans l’intérieur de sa famille ne regardent que sa famille ; les bienfaits publics regardent tous les honnêtes gens. Alcibiade peut avoir fait quelques sottises, mais Alcibiade a fait de belles choses : aussi le préfère-t-on à tous les citoyens inutiles qui n’ont fait ni bien ni mal.

Je ne sais pas encore quelle espèce de vie vous mènerez ; mais comme je ne vous ai vu faire que des actions généreuses, comme vous avez un cœur sensible et beaucoup d’esprit, et que pardessus tout cela vous allez être très-riche, vous devez bien vous attendre qu’on épluchera votre conduite. Vous vous trouverez entre la flatterie et l’envie, mais j’espère que vous vous démêlerez très-habilement de l’une et de l’autre. Pardonnez à ma petite morale.

Je ne vous envoie point les versiculets faits en l’honneur de Mlle Clairon[3]. On en tira quelques exemplaires ; Mlle Clairon en emporta une moitié, mes nièces se jetèrent sur l’autre ; je n’en ai pas à présent. Dieu merci, une seule copie. Dès que j’en aurai recouvré une, je vous l’enverrai ; mais, en vérité, ces bagatelles ne sont bonnes qu’aux yeux de ceux pour qui elles sont faites ; elles sont comme les chansons de table, qu’il ne faut chanter qu’en pointe de vin.

Je vous remercie de toutes vos nouvelles. Souvenez-vous toujours de la bonne cause : ce n’est pas assez d’être philosophe, il faut faire des philosophes.

Si vous voyez M. le comte de La Touraille, ne m’oubliez pas auprès de lui. Il me paraît avoir bien de la raison, de l’esprit, et du goût ; cela n’est pas à négliger.

  1. Voyez tome V, page 405.
  2. En 1764, Mme de Lauraguais plaidait contre son mari ; voyez tome XLIII, page 283.
  3. Voyez tome X, l’épitre à Mlle Clairon, année 1765.