Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6139

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 90).
6139. — À M.  DE LA HARPE.
19 octobre.

J’avoue qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites de la belle réception qu’on fit à cette Adélaïde du Guesclin, longtemps avant que vous fussiez né. On ne réussit dans ce monde qu’à la pointe de l’épée ; le plaisant de l’affaire, c’est qu’il n’y a pas un mot de changé dans la pièce autrefois sifflée et aujourd’hui applaudie. Ces exemples doivent consoler[1] la jeunesse. Songez que si vous travaillez pour des Français, vous travaillez aussi pour des Welches, qui ont approuvé une Électre[2] amoureuse d’un Itys, qui ont préféré la Phèdre de Pradon à celle de Racine, et qui ont méprisé Athalie pendant trente ans. C’est bien pis dans les provinces, où les présidents des élections et les échevins jugent d’un ouvrage par les feuilles de Fréron. Heureusement vous avez autant de courage que de génie. Quelqu’un a dit que la gloire réside au haut d’une montagne ; les aigles y volent, et les reptiles s’y traînent. Vous avez pris un vol d’aigle dans Warwick, et vos ailes sont bonnes.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Mme  Denis vous fait mille compliments.

  1. La tragédie de Pharamond, par La Harpe, jouée le 14 août 1765, n’avait point eu de succès.
  2. Dans l’Électre de Crébillon ; voyez tome XXIV, pape 349.