Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6153

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6153. — À M. TRONCHIN-CALENDRIN,
conseiller d’état de la république de genève.
13 novembre.

Immédiatement après avoir lu, monsieur, le nouveau livre en faveur des représentants[1], la première chose que je fais est de vous en parler. Vous savez que M. Keate, gentilhomme anglais plein de mérile, me fit l’honneur de me dédier, il y a quelques années, son ouvrage sur Genève[2] ; celui qu’on me dédie aujourd’hui est d’une espèce différente, c’est un recueil de plaintes amères. L’auteur n’ignore pas combien je suis tolérant, impartial, et ami de la paix ; mais il doit savoir aussi combien je vous suis attaché à vous, à vos parents, à vos amis, et à la constitution du gouvernement.

Genève, d’ailleurs, n’a point de plus proche voisin que moi. L’auteur a senti peut-être que cet honneur d’être votre voisin, et mes sentiments, qui sont assez publics, pourraient me mettre en état de marquer mon zèle pour l’union et pour la félicité d’une ville que j’honore, que j’aime, et que je respecte. S’il a cru que je me déclarerais pour le parti mécontent, et que j’envenimerais les plaies, il ne m’a pas connu.

Vous savez, monsieur, combien votre ancien citoyen Rousseau se trompa quand il crut que j’avais sollicité le conseil d’État contre lui. On ne se tromperait pas moins, si l’on pensait que je veux animer les citoyens contre le conseil.

J’ai eu l’honneur de recevoir chez moi quelques magistrats et quelques principaux citoyens qu’on dit du parti opposé. Je leur ai toujours tenu à tous le même langage ; je leur ai parlé comme j’ai écrit à Paris. Je leur ai dit que je regardais Genève comme une grande famille dont les magistrats sont les pères, et qu’après quelques dissensions cette famille doit se réunir.

Je n’ai point caché aux principaux citoyens que, s’ils étaient regardés en France comme les organes et les partisans d’un homme dont le ministère n’a pas une opinion avantageuse, ils indisposeraient certainement nos illustres médiateurs, et ils pourraient rendre leur cause odieuse. Je puis vous protester qu’ils m’ont tous assuré qu’ils avaient pris leur parti sans lui, et qu’il était plutôt de leur avis qu’ils ne s’étaient rangés du sien. Je vous dirai plus, ils n’ont vu les Lettres de la montagne qu’après qu’elles ont été imprimées : cela peut vous surprendre, mais cela est vrai.

J’ai dit les mêmes choses à M. Lullin, secrétaire d’État, quand il m’a fait l’honneur de venir à ma campagne. Je vois avec douleur les jalousies, les divisions, les inquiétudes s’accroître ; non que je craigne que ces petites émotions aillent jusqu’au trouble et au tumulte ; mais il est triste de voir une ville remplie d’hommes vertueux et instruits, et qui a tout ce qu’il faut pour être heureuse, ne pas jouir de sa prospérité.

Je suis bien loin de croire que je puisse être utile ; mais j’entrevois (en me trompant peut-être) qu’il n’est pas impossible de rapprocher les esprits. Il est venu chez moi des citoyens qui m’ont paru joindre de la modération et des lumières. Je ne vois pas que, dans les circonstances présentes, il fût mal à propos que deux de vos magistrats des plus conciliants me fissent l’honneur de venir dîner à Ferney, et qu’ils trouvassent bon que deux des plus sages citoyens s’y rencontrassent. On pourrait, sous votre bon plaisir, inviter un avocat en qui les deux partis auraient confiance.

Quand cette entrevue ne servirait qu’à adoucir les aigreurs, et à faire souhaiter une conciliation nécessaire, ce serait beaucoup, et il n’en pourrait résulter que du bien. Il ne m’appartient pas d’être conciliateur ; je me borne seulement à prendre la liberté d’offrir un repas où l’on pourrait s’entendre. Ce dîner n’aurait point l’air prémédité, personne ne serait compromis, et j’aurais l’avantage de vous prouver mes tendres et respectueux sentiments pour vous, monsieur, pour toute votre famille, et pour les magistrats qui m’honorent de leurs bontés.

  1. Voyez le titre dans une note de la page 109.
  2. L’ouvrage de G. Keate avait paru en 1761. La traduction française est intitulée Abrégé de l’histoire de Genève et de son gouvernement ancien et moderne, traduit de l’anglais par A. Lorowich, avec quelques notes du traducteur ; Londres (Genève), 1774, in-8o.