Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6184

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 137-138).
6184. — À M. DAMILAVILLE.
À Ferney, 9 décembre.

Mon cher ami, ma lettre doit commencer d’une façon toute contraire aux Épîtres familières de Cicéron[1] ; et je dois vous dire : Si vous vous portez mal, j’en suis très-affligé ; pour moi, je me porte mal. La différence entre nous, c’est que vous êtes un jeune chêne qui essuyez une tempête, et que moi je suis un vieux arbre qui n’a plus de racines. Tronchin ne guérira ni vous ni moi. Vous vous guérirez tout seul par votre régime : c’est là la vraie médecine dans tous les cas ordinaires. Il se peut pourtant que votre grosseur à la gorge n’ayant pas suppuré, l’humeur ait reflué dans le sang : en ce cas, vous seriez obligé de joindre à votre régime quelques détersifs légers. Peut-être que la petite sauge avec un peu de lait vous ferait beaucoup de bien. Les aliments et les boissons qui servent de remèdes ont seuls prolongé ma vie, et je ne connais point de médecin supérieur à l’expérience.

Je fais bien des vœux pour que notre cher Beaumont trouve l’exemple qu’il cherche. Il fera sûrement triompher l’innocence des Sirven comme celle des Calas.

On dit qu’il s’est déjà présenté soixante personnes pour remplir le nouveau parlement de Bretagne ; en ce cas, c’est une affaire finie, et la paix ne sera plus troublée dans cette partie du royaume. Je me flatte qu’elle régnera aussi dans notre voisinage : il n’y a pas eu la moindre ombre de tumulte, et il n’y en aura point. Vous pouvez être sûr que tout ce qu’on vous dit est sans fondement.

Rien n’est plus ridicule que l’idée que vous dites qu’on s’est faite de ce pauvre Père Adam ; il me dit la messe et joue aux échecs : voilà, en vérité, les deux seules choses dont il se mêle. Il ne connaît pas un seul Genevois, il ne va jamais à la ville. J’ai eu le bonheur de plaire aux magistrats et aux citoyens, en tâchant de les rapprocher, en leur donnant de bons dîners, en leur faisant l’éloge de la concorde et de leur ville.

M. Hennin, qui arrive incessamment, trouvera les voies de la pacification préparées, et achèvera l’ouvrage. J’ai joué le seul rôle qui me convînt, sans faire aucune démarche, recevant tout le monde chez moi avec politesse, et ne donnant sur moi aucune prise. M.  d’Argental sait bien que telle a été ma conduite ; M.  le duc de Praslin en est instruit ; je laisse parler les gens qui ne le sont point. Je sais bien qu’il faut que dans Paris on dise des sottises. Il y a cinquante ans que je suis en butte à la calomnie, et elle ne finira qu’avec moi. Je m’y suis accoutumé comme aux indigestions.

Digérez, mon cher ami, et mandez-moi, je vous en conjure, des nouvelles de votre santé.

  1. Cicéron dit : « Si vales, bene est ; ego valeo. »