Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6199

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 150-151).

6199. — DE M.  HENNIN[1].
Genève, 25 décembre 1765.

Je vous avais promis, monsieur, ou je m’étais promis à moi-même d’aller finir avec vous cette journée ou celle de demain, si demain y a quand minuit sonne. Au lieu de cela, je suis obligé d’habiter encore l’alcôve jonquille de Mme  de Montpéroux. Son aspect ne donne pas de mauvaises pensées, puisqu’il me rappelle Ferney et ses aimables habitants. Je suis bien fâché d’être dans l’impossibilité de les joindre de quelques jours. On me démeuble ; on vendit hier la marmite dans laquelle bouillait ma soupe, demain le lit que j’occupe sera mis à l’enchère, et il faudra le disputer à quelque belle dame qui n’aurait pas la charité de m’en offrir la moitié. Puis viendront les fauteuils, qu’on ne me cédera pas volontiers, et il serait peu convenable qu’un résident de France reçût les gens comme le roi d’Anamabou. Vous voyez donc, monsieur, que tant que ces embarras dureront, il me sera impossible d’aller vous voir et de vous entretenir plus au long que je n’ai pu le faire la dernière fois.

J’ai bien perdu des paroles pour persuader à quelques bourgeois que, par plusieurs raisons, il fallait élire leurs magistrats. Ils m’en ont allégué beaucoup d’autres pour me prouver que c’était une chose impossible. Le temps des conversions est passé ; nous sommes restés chacun dans notre sentiment.

Comme je lisais ce soir quelques nouveautés, on m’a annoncé M.  Covelle[2]. Son maintien, son éloquence, Mlle  Ferbot, le consistoire, l’héroïsme patriotique, ont fait en moi une commotion que je n’essayerai pas de vous rendre. Jamais je n’ai eu tant de peine à m’empêcher de rire. Il a eu grand soin, monsieur, de se réclamer de vous, d’où j’ai auguré que la politique était son fort. Je me suis donc recueilli, je l’ai reçu comme un Curtius. Il ne m’a pas été possible de le retenir, parce que ses amis, m’a-t-il dit, l’attendaient à la porte. S’ils lui ressemblaient, ils devraient être d’honnêtes gens, car il avait, je crois, plus fêté Bacchus aujourd’hui que Mlle  Ferbot. Mais César était à toute main.

Pardon, monsieur, je m’imagine être au coin de votre feu, et le mien s’éteint. Tout dort dans Genève, excepté votre ancien et fidèle serviteur.

  1. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
  2. Robert Covelle, héros du poëme de Voltaire intitulé la Guerre civile de Genève. Voyez tome IX.