Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6210

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 161-162).

6210. — À M. D’ALBERTAS.

Monsieur le premier président des comptes, vous comptez mal, car vous avez compté quarante-cinq louis à un homme pour les compter à madame votre femme, et il les a comptés à une autre, et ce n’est pas là le compte. Quand madame la présidente saura cela, elle se fâchera, car les femmes aiment à se fâcher contre leurs maris ; et elle dira : Si mon mari fait voyager de petits Suisses, j’en ferai voyager de grands ; et cela ruinera la maison, car les Suisses sont chers.

Envoyez-lui donc bien vite beaucoup d’argent, car elle n’en a point ; et il ne faut pas qu’une femme soit sans argent, car on ne sait point ce qui peut arriver.

Ne croyez plus, parce que vous êtes couleur de rose et blanc, et le plus honnête homme du monde, qu’un Suisse couleur de rose et blanc soit aussi honnête homme : car il y a des fripons de toutes les couleurs. Ne confiez plus votre cher argent à ceux qui vivent aux dépens d’autrui, car, pour ces gens-là, rien n’est plus prochain que l’argent.

Croyez qu’il est presque nécessaire de connaître les hommes pour connaître les Suisses, car aujourd’hui rien ne ressemble plus à un homme qu’un Suisse. Il en est même, comme vous voyez, qui commencent à se former, car ils prennent les mœurs des nations polies.

Réparez vite vos torts, car c’est le moyen de faire qu’on vous les pardonne, et surtout qu’on vous garde le secret.

Consolez-vous aussi le plus tôt que vous pourrez, car rien n’est plus triste que d’avoir du chagrin ; et, pour vous consoler, croyez que vous n’êtes ni le seul ni le premier qui ait été attrapé par le petit Suisse, car malheureusement le malheur d’autrui console.