Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6289

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 240-241).

6289. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 11 mars.

Ce n’est point un jésuite, mon cher et illustre ami, qui vous remettra cette lettre de ma part ; quelque aguerri que vous deviez être à voir cette robe, puisque vous en nourrissez un depuis dix ans, je ferais scrupule de vous surcharger de pareille marchandise. Ce n’est donc point un jésuite, mais beaucoup mieux à tous égards, que je vous prie de recevoir et d’accueillir ; c’est un barnabite italien nommé le Père Frisi[1], mon ami depuis longtemps et digne d’être le vôtre, grand géomètre qui a remporté plusieurs prix dans les plus célèbres académies de l’Europe, excellent philosophe malgré sa robe, et dont je vous annonce d’avance que vous serez très-content. Il s’en retourne à Milan, où il est professeur de mathématiques, après avoir passé près d’un an à Paris, aimé et estimé de tous nos amis communs. Avant que de rentrer dans le séjour de la superstition autrichienne et espagnole, il a désiré d’en voir le fléau, qui n’est pas pour faire peur à mon barnabile. Il a voulu voir mieux encore, l’ornement et la gloire de la littérature française, ou plutôt européenne : car un homme tel que vous n’appartient pas au pays des Welches, où il est persécuté, tandis qu’on l’admire ailleurs. Le Père Frisi a pour compagnon de voyage un jeune seigneur milanais de beaucoup d’esprit, que je vous recommande ainsi que lui. Je me flatte, mon cher philosophe, que vous voudrez bien les recevoir l’un et l’autre comme deux personnes de beaucoup de mérite, et pour lesquelles j’ai beaucoup d’amitié et d’estime. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez besoin d’indulgences, mes deux voyageurs pourront vous en ménager, car ils ont quelque crédit à la cour du saint-père, qui, par parenthèse, pourrait bientôt faire banqueroute ; ainsi, ceux qui veulent des absolutions doivent se dépêcher. Iteram vale, et me ama.

  1. Paul Frisi, barnabite, célèbre mathématicien et physicien, né à Milan le 13 avril 1728, mort en 1784.