Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6318

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 268-270).

6318. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
18 avril.

Je remercie bien l’une de mes anges de son aimable lettre. Je conviens avec elle que la première maxime de la politique est de se bien porter. Il est certain que le travail forcé abrège les jours ; mais vous conviendrez aussi, mes anges, que la correspondance avec les cabinets de tous les princes de l’Europe est plus agréable qu’une relation suivie avec des charpentiers de vaisseaux, et avec des entrepreneurs vous faisant le détail de leur équipement et de tous leurs agrès ; c’est une langue toute nouvelle, et que je soupçonne d’être fort rebutante. Il me semble qu’un bénéfice simple de chef du conseil des finances, avec cinquante mille livres de rente, est beaucoup plus plaisant. Je tiens d’ailleurs qu’il n’est beau d’être à la tête d’une marine que quand on a cent vaisseaux de ligne, sans compter les frégates.

À propos de marine, le Sextus-Pompée[1] de mon petit ex-jésuite était un très-grand marin ; il désola quelque temps ces marauds de triumvirs sur mer. L’auteur a bien retravaillé, il a radoubé son vaisseau tant qu’il a pu ; mais il dit que sa barque n’arrivera jamais à Tendre[2]. Ce qui lui plaît actuellement de cet ouvrage, c’est qu’il a fourni des remarques assez curieuses sur l’histoire romaine, et sur les temps de barbarie et d’horreur que chaque nation a éprouvés. Le tout pourra faire un volume qui amusera quelques penseurs ; c’est à quoi il faut se réduire.

Mlle Clairon me mande qu’elle ne rentrera point. On veut s’en tenir à la déclaration de Louis XIII. On ne songe pas, ce me semble, que du temps de Louis XIII les comédiens n’étaient pas pensionnaires du roi, et qu’il est contradictoire d’attacher quelque honte à ses domestiques. Je ne puis blâmer une actrice qui aime mieux renoncer à son art que de l’exercer avec honte. De mille absurdités qui m’ont révolté depuis cinquante ans, une des plus monstrueuses, à mon avis, est de déclarer infâmes ceux qui récitent de beaux vers par ordre du roi. Pauvre nation, qui n’existe actuellement dans l’Europe que par les beaux-arts, et qui cherche à les déshonorer !

Je vois rarement M. le chevalier de Beauteville, tout grand partisan qu’il est de la comédie ; il y a deux ans que je ne sors point de chez moi, et je n’en sortirai que pour aller où est Pradon. Pour le peu que j’ai vu M. de Beauteville, il m’a paru beaucoup plus instruit que ne l’est d’ordinaire un chevalier de Malte et un militaire. Il a de la fécondité dans la conversation, simple, naturel, mettant les gens à leur aise ; en un mot, il m’a paru fort aimable. M. Hennin est fort fâché de la retraite de M. le duc de Praslin, et de celle de M. de Saint-Foix[3]. M. de Taulès, qui a aussi beaucoup d’esprit, ne me paraît fâché de rien.

Vous reverrez bientôt M. de Chabanon avec un plan, et ce plan me paraît prodigieusement intéressant. L’ex-jésuite dit que, s’il y avait songé, il lui aurait donné la préférence sur ce maudit Triumvirat, qui ne peut être joué que sur le théâtre de l’abbé de Caveyrac, le jour de la Saint-Barthélemy. Je lui ai proposé de donner les Vêpres Siciliennes[4] pour petite pièce.

Je viens de lire une seconde édition des Nouveaux Mélanges de Cramer. Je me suis mis à rire à ces mots : « L’âme immortelle a donc son berceau entre ces deux trous[5] ! Vous me dites, madame, que cette description n’est ni dans le goût de Tibulle, ni dans celui de Quinault ; d’accord, ma bonne ; mais je ne suis pas en humeur de te dire ici des galanteries. »

J’ai demandé à Cramer quel était l’original qui avait écrit tout cela. Il m’a répondu que c’était un vieux philosophe fort bizarre, qui tantôt avait la nature humaine en horreur, et tantôt badinait avec elle.

Je me mets sous les ailes de mes anges pour le reste de mes jours. Mme Denis et moi, nous vous remercions d’avoir lavé la tête à Pierre[6]. M. Dupuits n’en sait encore rien, parce qu’il est en Franche-Comté ; sa petite femme, qui en sait quelque chose, est à vos pieds ; elle est très-avisée.

  1. Personnage de la tragédie du Triumvirat.
  2. La carte du pays de Tendre est au premier livre de Clélie, roman de Mlle de Scudéri.
  3. Ou plutôt Sainte-Foix, trésorier général de la marine.
  4. M. Casimir Delavigne a fait une tragédie sur ce sujet, en 1819.
  5. Cette première phrase est la seule qu’on lise dans le tome III des Mélanges, page 92, de la première édition. Tout le passage doit se trouver dans la seconde édition, qui est de la même année ; il est dans l’édition in-4o ; voyez la note, tome XIX, page 425.
  6. Pierre Corneille, père de Mme Dupuits.