Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6340

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 290-291).

6340. — À M.  LE COMTE DE LA TOURAILLE.
À Ferney, 12 mai.

Je suis, monsieur, comme les vieux philosophes grecs, qui se consolaient dans leur vieillesse par l’idée d’être remplacés, et qui voyaient avec plaisir s’élever des jeunes gens qui devaient aller plus loin qu’eux. C’est une satisfaction que vous me faites goûter. Vous rendrez plus de service que personne à cette pauvre raison humaine, qui commence à faire des progrès. Elle a été obscurcie en France pendant des siècles. Elle fut agréable et frivole dans le beau siècle de Louis XIV, elle commence à être solide dans le nôtre. C’est peut-être aux dépens des talents ; mais, à tout prendre, je crois que nous avons gagné beaucoup. Nous n’avons aujourd’hui ni des Racine, ni des Molière, ni des La Fontaine, ni des Boileau, et je crois même que nous n’en aurons jamais ; mais j’aime mieux un siècle éclairé qu’un siècle ignorant qui a produit sept ou huit hommes de génie. Et remarquez que ces écrivains, qui étaient si grands dans leur genre, étaient des hommes très-petits en fait de philosophie. Racine et Boileau étaient des jansénistes ridicules, Pascal est mort fou, et La Fontaine est mort comme un sot[1]. Il y a bien loin du grand talent au bon esprit.

Je vous suis très-obligé de votre souvenir, et je me souviens toujours avec douleur que vous avez été à Dijon, qui est ma provvince, et que je n’ai pu avoir l’honneur de m’entretenir avec vous ; mais vos lettres m’attachent à vous, monsieur, autant que si j’avais eu le bonheur de vous voir.

  1. Voyez tome XXX, page 331.