Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6343
Je reçois la lettre du 1er de mai, dont mon héros m’honore. M. le chevalier de Beauteville m’a dit qu’avant de partir pour votre royaume de bordeaux vous lui aviez dit que vous le chargeriez de vos ordres pour moi ; mais la lettre dont vous me parlez ne m’est jamais parvenue, et il faut qu’on l’ait oubliée dans votre déménagement.
Que vous êtes heureux, monseigneur, de pouvoir toujours courir ! et que je suis à plaindre de ne pouvoir au moins me trouver sur votre route !
Je suis bien fâché pour le public, et pour les beaux-arts que vous protégez, de voir le théâtre privé de Mlle Clairon, lorsqu’elle est dans la force de son talent. J’y perds plus qu’un autre, puisqu’elle faisait valoir mes sottises ; mais elle m’a mandé que, puisqu’on ne voulait pas confirmer la déclaration de Louis XIII en faveur de vos spectacles, et encore moins la fortifier par quelques nouvelles grâces, elle ne pouvait plus cultiver un art trop avili. Elle a renoncé à l’excommunication, et moi aussi, car j’ai pris mon congé. Il n’y a que vous qui restez excommunié, puisque vous restez toujours premier gentilhomme de la chambre, disposant souverainement des œuvres de Satan. Il est clair que celui qui les ordonne est bien plus maudit que les pauvres diables qui les exécutent. Il est plaisant qu’un comédien soit mis en prison s’il refuse de jouer, et soit damné s’il joue ; mais vous devez être accoutumé aux contradictions de ce monde.
Je n’ai encore vu aucun mémoire pour et contre ce pauvre Lally. Je le connaissais pour un Irlandais un peu absurde, très-violent, et assez intéressé ; mais je serais extrêmement étonné s’il avait été un traître, comme on le lui reproche. Je suis persuadé qu’il ne s’est jamais cru coupable ; s’il l’avait été, serait-il revenu en France ? Il y a des destinées bien singulières. Ce globe est couvert de folies et de malheurs de toute espèce.
De toutes les folies, la plus ennuyeuse est celle des Genevois : cette folie n’était certainement pas dangereuse : ce n’est qu’une dispute de gens qui argumentent les uns contre les autres, et il faut que trois puissances envoient des ambassadeurs pour interpréter trois ou quatre passages de leurs lois. On leur a fait bien de l’honneur. Ils ressemblent à cet homme des fables d’Ésope qui priait Hercule de lui prêter sa massue pour écraser ses puces[1].
Continuez, mon héros, à vous moquer du genre humain ; il le mérite bien. Moquez-vous aussi de moi quelquefois ; mais conservez-moi des bontés qui adoucissent la fin de ma carrière, et qui me rendent heureux dans ma retraite. Je finirai mes jours comme il y a plus de quarante ans que je les passe, pénétré pour vous de respect et du plus tendre attachement.
- ↑ Ésope, fable lxii La Fontaine, livre VIII, fable v.