Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6379

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 322-323).

6379. — À M.  D’ALEMBERT.
1er juillet.

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.

Oui, mon chor philosophe, ces deux, mauvais vers sont de moi[1]. Je suis comme l’évêque de Noyon[2], qui disait dans un de ses sermons : « Mes frères, je n’ai pris aucune des vérités que je viens de vous dire ni dans l’Écriture, ni dans les pères ; tout cela part de la tête de votre évêque. »

Je fais bien pis ; je crois que j’ai raison, et que le feu est précisément tel que je le dis dans ces deux vers. Votre Académie n’approuva pas mon idée, mais je ne m’en soucie guère. Elle était toute cartésienne alors, et on y citait même les petits globules de Malebranche : cela était fort douloureux. Je vous recommande, mon cher frère et mon maître, les Vernet dans l’occasion.

Vous m’enchantez de me dire que Mlle  Clairon a rendu le pain bénit ; on aurait bien dû la claquer à Saint-Sulpice. Je m’y intéresse d’autant plus, moi qui vous parle, que je rends le pain bénit tous les ans avec une magnificence de village que peut-être le marquis Simon Lefranc n’a pas surpassée. Je suis toujours fâché que le puissant auteur de la belle Préface[3] ait pris martre pour renard, en citant saint Jean[4]. Les pédants tireront avantage de cette méprise, comme Cyrille se prévalut de quelques balourdises de l’empereur Julien ; et de là ils concluront que les philosophes ont toujours tort.

Nous aurons incessamment dans notre ermitage un prince[5] qui vaut un peu mieux que le protecteur[6] de Catherin Fréron. Êtes-vous homme à vous informer de ce jeune fou nommé M. de La Barre, et de son camarade, qu’on a si doucement condamnés à perdre le poing, la langue, et la vie, pour avoir imité Polyeucte et Néarque ? On me mande qu’ils ont dit, à leur interrogatoire, qu’ils avaient été induits à l’acte de folie qu’ils ont commis par la lecture des livres des encyclopédistes.

J’ai bien de la peine à le croire ; les fous ne lisent point, et assurément nul philosophe ne leur aurait conseillé des profanations. La chose est importante. Tâchez d’approfondir un bruit si odieux et si dangereux.

M. le chevalier de Rochefort m’a bien consolé de tous les importuns qui sont venus me faire perdre mon temps dans ma retraite. Dieu merci, je ne les reçois plus ; mais quand il me viendra des hommes tels que M.  le chevalier de Rochefort, qui me parleront de vous, mes moments seront bien employés avec eux. Je viens de voir aussi un M.  Bergier[7], qui pense comme il faut ; il dit qu’il a eu le bonheur de vous voir quelquefois, et il ne m’en a pas paru indigne.

N’oubliez pas, je vous en supplie, Polyeucte et Néarque ; mais surtout mandez-moi si vous êtes dans une situation heureuse, et si vous vous consolez des niches qu’on fait tous les jours à la philosophie.

  1. Voltaire les avait mis pour épigraphe à son Essai sur la nature du feu ; voyez tome XXII, page 279.
  2. Clermont-Tonnerre ; voyez la note, tome XXVI, page 549.
  3. Voyez lettre 6252.
  4. Voyez lettre 6414.
  5. Le prince de Brunswick.
  6. Le prince de Deux-Ponts ; voyez lettre 6374.
  7. Frère de Bergier le théologien. (K.)