Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6434

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 363-364).

6434. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Aux eaux de Rolle, 28 juillet.

Je viens de lire le mémoire signé de huit avocats. Il ne parle point d’une abbesse, mais d’une supérieure de couvent. Il dit que le juge devait se récuser lui-même, parce que de cinq accusés il y en avait quatre dont les familles avaient avec lui de violents démêlés. Le mémoire porte que ce juge voulait marier son fils unique avec une demoiselle qui voulait épouser le frère aîné d’un de ces accusés même. Cette demoiselle était dans le couvent, et la supérieure favorisait les prétentions du rival. Il y a bien plus : ce juge était curateur de cette jeune personne, et on avait tenu une assemblée des parents de la demoiselle, pour ôter la curatelle à ce juge.

Voilà donc de tous les côtés l’amour qui est la cause d’un si grand malheur ; voilà un lieutenant de l’élection, âgé de soixante ans, amoureux d’une religieuse, et voilà un jeune homme amoureux d’une pensionnaire, qui ont produit toute cette affaire épouvantable.

Ce qui nous étonne encore dans ce procès, c’est que la procédure, ni la sentence, ni l’arrêt, n’ont fait aucune mention de l’audace sacrilège avec laquelle on avait mutilé un crucifix ; il n’y a eu aucune charge sur ce crime contre les accusés ; et cette action est probablement d’un soldat ivre de la garnison, ou de quelque ouvrier huguenot de la manufacture d’Abbeville. Mais les enquêtes faites sur cette profanation, ayant été jointes aux autres corps du délit, ont produit dans les esprits une fermentation qui n’a pas peu contribué à l’horreur de la catastrophe.

Un des principaux corps du délit est une vieille chanson grivoise qu’on chante dans tous les régiments. L’une est intitulée la Madelène ; et l’autre, la Saint-Cyr.

Il est peu parlé, dans la consultation des avocats, de l’infortuné jeune homme qui a fini ses jours d’une manière si cruelle, et avec une fermeté si héroïque.

Il est très-constant que de vingt-cinq juges il n’y en a eu que quinze qui aient opiné à la mort. Si les seigneurs d’Hornoy ont appris quelque chose qui puisse éclaircir cette horrible affaire, nous leur serons bien obligés de nous en faire part.

Ils vont donc faire une tragédie avec le jeune La Harpe[1] ? Il vaut mieux faire des tragédies que d’être témoin de celle qui vient de se passer dans votre voisinage.

Nous vous embrassons très-tendrement.

Il est doux de cultiver son jardin, mais il me semble qu’on y jette de grosses pierres.

  1. La Harpe était allé à Hornoy ; mais, dégoûté par la chute de son Gustave, il abandonna pendant quelques années le théâtre.