Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6445

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 374).

6445. — À M. TARGE[1].
Aux eaux de Rolle en Suisse, le 4 auguste.

En réponse, monsieur, à la lettre dont vous m’honorez, du 25 juillet, je dois vous dire qu’il est très-vrai que j’envoyai, en 1757, à l’amiral Bing, quelques mois avant sa mort[2], le témoignage que M. le maréchal de Richelieu avait rendu à sa conduite. Monsieur le maréchal avait été témoin du combat naval donné fort près du pont : j’envoyai sa lettre originale à M. l’amiral Bing. Je l’avais vu à Londres en 1726 ; mais je ne crus pas devoir lui rappeler notre connaissance ; je crus que je le servirais mieux en paraissant être ignoré de lui ; mon paquet tomba dans les mains du feu roi d’Angleterre, qui l’ouvrit, et qui eut la générosité de l’envoyer à l’amiral.

La lettre de M. le maréchal de Richelieu fut présentée au conseil de guerre : elle fit pencher quelques juges en faveur de l’accusé ; mais la loi était précise contre lui, rien ne put le sauver. L’amiral, avant sa mort, recommanda sur le tillac, à son secrétaire, de m’écrire qu’il mourait mon obligé, et de m’envoyer tous les écrits qui contenaient sa justification.

Voilà, monsieur, tous les éclaircissements que je puis vous donner sur cette cruelle aventure. Il semble que ma destinée ait été de prendre le parti de ceux que des juges, ou prévenus ou trop sévères, ont inhumainement condamnés. L’Histoire d’Angleterre, à laquelle vous travaillez, monsieur, offre plus d’un exemple de ces jugements sanguinaires ; et, quelque histoire qu’on lise, l’humanité gémit toujours. J’espère que la lecture de votre ouvrage sera un de mes plus grands plaisirs dans la retraite où je finis mes jours.

J’ai l’honneur d’être, etc.


Voltaire.
  1. Jean-Baptiste Targe, né à Paris vers 1720, mort en 1788, est auteur de quelques ouvrages, et entre autres d’une Histoire d’Angleterre depuis le traité d’Aix-la-Chapelle, jusqu’en 1763, qui parut en 1768, cinq volumes in-12,
  2. Voyez les lettres 3277 et 3282, tome XXXIX, pages 147 et 150.