Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6499

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 425-426).

6499. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
À Ferney, 14 septembre.

Je ne sais, madame, si j’écris au chasseur, ou au philosophe, ou à une jolie dame, ou au meilleur cœur du monde ; il me semble que vous êtes tout cela. J’ai reçu une lettre de vous qui m’attache à votre char autant que je l’étais dans votre apparition à Ferney ; et M. le duc de Choiseul a dû vous en faire tenir une de moi qui ne vaut pas la vôtre. Il a bien voulu m’en écrire une qui m’enchante. J’admire toujours comment il trouve du temps, et comme il est supérieur dans les affaires et dans les agréments.

J’ai voulu me consoler du malheur de vous avoir perdue. J’ai eu l’insolence de faire jouer sur mon petit théâtre Henri IV[1], le Roi et le Fermier[2] ; Rose et Colas[3], Annette et Lubin[4]. J’ai reconnu dans cette pièce M. l’abbé de Voisenon : c’est la meilleure de toutes, à mon gré ; il n’y a que lui qui puisse avoir tant de grâces. Je ne m’attendais pas à voir tout ce que j’ai vu dans mes déserts.

L’amitié dont vous daignez m’honorer, madame, est ce qui me flatte davantage, et qui fait le charme de ma vieillesse et de ma retraite. Votre caractère est au-dessus de vos charmes ; je suis amoureux de votre âme, il ne m’appartient pas d’aller plus loin.

Je pris la liberté de vous remettre à votre départ de Ferney une petite requête pour M. de Saint-Florentin, en faveur d’une malheureuse famille huguenote. Le père a été vingt-trois ans aux galères pour avoir donné à souper et à coucher à un prédicant ; la mère a été enfermée, les enfants réduits à mendier leur pain. On leur avait laissé le tiers du bien pour les nourrir ; ce tiers a été usurpé par le receveur des domaines. Il y a de terribles malheurs sur la terre, madame, pendant que ceux qu’on appelle heureux sont dévorés de passions ou d’ennui.

Si vous n’êtes pas assez forte (ce que je ne crois pas) pour toucher la pitié de M. de Saint-Florentin, j’ose vous demander en grâce de joindre M. le maréchal de Richelieu à vous. M. de Saint-Florentin est difficile à émouvoir sur les huguenots. Vous aurez fait une très-belle action si vous parvenez à rendre la vie à cette pauvre famille. Soyez sûre, madame, que vous n’êtes pas faite seulement pour plaire.

Agréez, madame, mon très-sincère respect, et un attachement plus inaltérable que les plus grandes passions que vous ayez pu inspirer.

  1. La Partie de chasse de Henri IV, par Collé.
  2. Opéra-comique de Sedaine et Monsigny, joué, pour la première fois, à la Comédie-Italienne le 22 novembre 1762.
  3. Opéra-comique, des mêmes auteurs, joué, pour la première fois, à la Comédie-Italienne le 8 mars 1764.
  4. Opéra-comique de Mme Favart et, Martini, joué, pour la premiére fois, à la Comédie-Italienne le 15 février 1762.