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Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6644

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6644. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
Vendredi au soir, 2 janvier 1767.

On prétend dans Ferney, mon cher ange, que j’ai eu hier une petite attaque d’apoplexie. Vous voyez bien qu’il n’en est rien, puisque je suis toujours dictateur. J’en ai été quitte pour me mettre dans mon lit pendant trois heures, et je me suis tiré d’affaire tout seul. Je ne sais pas encore si je me tirerai aussi heureusement du danger où m’a mis ce misérable Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, entre Ferney et Genève. J’étais certainement tombé dans l’apoplexie la plus complète quand j’ai été assez imbécile pour penser que ce coquin ne me ferait point de mal, parce que je lui avais fait du bien, parce que je l’avais logé et nourri, et que je lui avais prêté de l’argent. J’avoue donc qu’à soixante-treize ans je ne connais pas encore les hommes, du moins les hommes de son espèce.

Votre protégée[2] me fait saigner le cœur ; c’est assurément une femme de mérite. Elle est actuellement en Suisse, au milieu des neiges ; elle n’en peut sortir, et certainement je ne la ferai pas revenir par la route de Genève, pour la faire passer devant les bureaux où elle est guettée. J’ai le plus grand soin d’elle dans la retraite où elle est. Elle ne manque de rien, et il ne lui en coûte rien. Tout ce qui est dangereux, encore une fois, c’est que ce scélérat de Janin a déclaré le véritable nom de cette personne. Heureusement cette déclaration n’est pas juridique ; mais elle peut le devenir. Il n’y a rien que je ne fasse pour faire chasser ce monstre, et je compte que vous ne perdrez pas un moment pour dresser vos batteries, et pour exiger de M. de La Reynière qu’on le révoque sur-le-champ, sans lui donner jamais d’autre emploi. Il ira prendre, s’il veut, celui de garçon du bourreau ; il n’est guère propre qu’à cela. Si j’étais plus jeune, je le ferais mourir sous le bâton.

Mme Denis est toujours dans la ferme résolution de ne point payer le prix de son carrosse et de ses chevaux, et moi dans le dessein invariable d’aller mourir hors de France, si on fait cet affront à ma nièce : car si elle est condamnée à perdre ses chevaux et son carrosse, elle est visiblement condamnée comme complice de votre protégée et comme convaincue d’avoir envoyé en France des livres abominables. Elle serait détestée et déshonorée dans un pays de bêtes brutes où la superstition a établi domicile. Il n’aurait, en ce cas, d’autre parti à prendre qu’à brûler le château que j’ai bâti.

Voilà, mon divin ange, tout ce que l’état le plus douloureux du monde me permet de vous écrire sur cette abominable aventure.

Je vais répondre actuellement dans une autre lettre à tout ce que vous me mandez sur les Scythes. Ces deux lettres partiront pour Genève demain samedi, 3 janvier, avant que j’aie reçu celles que Mme Denis et moi nous attendons de vous sur cette cruelle affaire.

Monsieur l’ambassadeur a quitté, comme vous savez, Genève incognito ; il a passé deux jours chez moi. Je pourrais bien aller lui rendre sa visite, et ne revoir jamais Ferney. Le bon de l’affaire est que je lui ai prêté tous mes chevaux, et que je n’en ai pas même pour envoyer chercher un médecin. Tant mieux, je guérirai plus vite ; mort ou vif, mon très-cher ange, je vous idolâtre toujours de tout mon cœur.

Votre protégée m’écrit qu’elle part dans le moment à cheval pour retourner à Paris. Vous voyez qu’elle a le courage de son frère ; mais ils ne sont pas heureux dans cette famille-là, ni moi non plus, ni les Genevois non plus. Les affaires empirent de quart d’heure en quart d’heure. Milord Abington, qui est haut comme un chou, a déjà tué une sentinelle, à ce qu’on vient de me dire ; mais on dit beaucoup de sottises, et je ne peux savoir vérité, parce que les portes de Genève sont fermées.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Mme Le Jeune.