Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6665

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6665. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL[1].
À Ferney, 10 janvier.

Dans l’excès de ma douleur, madame, votre lettre a été pour moi d’une grande consolation. Il est vrai que cette douceur est encore empoisonnée par mes craintes : car quelle faveur a faite monsieur le vice-chancelier en faisant juger l’affaire par une commission dont le président peut la criminaliser ? Il est certain que si on lui avait parlé d’abord au lieu de lui écrire trop tard, l’affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans ses premières démarches. M. d’Argental lui mande aujourd’hui qu’il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c’était à monsieur le vice-chancelier qu’il fallait s’adresser : et à quel autre, madame, était-il possible de recourir, lorsqu’on mandait le 23 décembre que c’était à monsieur le vice-chancelier que le malheureux receveur de Collonges venait d’écrire en droiture ? Collonges est le premier bureau de France, et monsieur le vice-chancelier lui a donné depuis longtemps les ordres les plus rigoureux, de sa propre main. M. d’Argental reçut le billet avant que monsieur le vice-chancelier, occupé d’autres affaires, put recevoir le procès-verbal. C’était le cas de courir sur-le-champ à Versailles ; on arrêtait tout, on prévenait tout. Si M. d’Argental ne pouvait prendre sur lui de parler lui-même, c’était assurément le cas d’employer le crédit de M. le duc de Praslin.

Mme la duchesse d’Enville n’a rien fait, si elle s’est contentée d’écrire ; il faut parler, dans une affaire aussi importante, et parler fortement.

Monsieur le vice-chancelier a fait tout le contraire de ce que nous espérions : nous nous flattions qu’il retiendrait le fond de l’affaire à lui seul, et qu’il laisserait à la justice ordinaire le soin de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non.

Nous demandions qu’il se fit instruire de ce que c’est qu’une femme Doiret, de Châlons ; nous empêchions par là qu’on ne perçât jusqu’à une dame Le Jeune, trop connue dans le pays où nous sommes, et surtout par les domestiques de M. de Beauteville, qui n’est que trop instruit de cette affaire.

Un malheureux délai, dans des circonstances qui demandaient la plus grande célérité, nous jette dans un abîme nouveau ; et l’idée de faire passer la dame Le Jeune pour la parente de notre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre désespoir. Il n’y a rien de si funeste dans les affaires de cette espèce que les contradictions ; elles peuvent tenir lieu de conviction d’un délit que nous n’avons certainement pas commis, et ce n’est pas à moi de payer l’amende et d’être déshonorée dans le pays pour une femme étrangère, dont j’ignore absolument le commerce.

Il était tout naturel de penser que M. le duc de Praslin, ou M. d’Argental, aurait prévenu d’un mot le funeste état où nous sommes.

Tout ce qui reste à faire, à mon avis, c’est d’engager M. de Montyon à différer son rapport, sous prétexte que nous avons encore des pièces essentielles à produire. C’est ce que mon oncle lui mande, et ce que mon frère#1, son ami intime, lui certifiera. On pourra, pendant ces délais, parler à monsieur le vice-chancelier, qui est le maître absolu de cette affaire, comme on l’avait marqué d’abord à M. d’Argental, et qui peut encore tout assoupir.

Je vous avoue que je suis toute confondue que M. le duc de Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n’est, certainement pas notre affaire, puisque les livres appartiennent à Mme Le Jeune, et non à nous. Il serait affreux que je fusse condamnée a l’amende pour elle. Cet affront serait capable de me faire mourir de douleur. La saisie est pleine d’irrégularités, et les gens du bureau de Collonges ne méritent que punition.[2]

Il est peut-être encore temps d’assoupir cette affaire, si on s’y prend avec la vivacité et la chaleur qu’elle mérite. Songez, madame, que, si elle était portée au criminel, il ne s’agit pas moins que de la vie pour les accusés, et qu’il y en a des exemples.

Prenez sur vous, madame, de dire à M. le duc de Praslin la chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de parler à monsieur le vice-chancelier, et de faire enterrer dans un profond oubli une affaire dont l’éclat serait épouvantable. Pourquoi n’a-t-on pas pris ce parti d’abord ? Je m’y perds : car il est bien certain que M. d’Argental a été instruit qu’il fallait parler à monsieur le vice-chancelier plus de cinq ou six heures avant que ce magistrat, occupé de l’affaire de M. de La Chalotais, ait pu lire la lettre du bureau de Collonges. Ce moment manqué, et toute notre maison ayant été, ainsi que la pauvre Le Jeune, dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu’au 8 janvier, sans recevoir aucun mot d’avis, en proie aux discours affreux de la province et de Genève, nous nous voyons enfin traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un procès commence, comment il finira.

Il ne faut pas se flatter que les conseillers d’État, que les maîtres des requêtes qui composent ce bureau se tairont : il y aura de l’éclat si l’affaire n’est pas étouffée. Il faudra bien que le receveur de Collonges dise ses raisons. Il nommera le quidam qui a accompagné Mme Le Jeune, et ce quidam se trouve tout juste celui qui peut tout perdre : c’est ce fripon de Janin qui l’a vendue, après lui avoir fait les offres les plus pressantes ; c’est ce Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, dont nous obtiendrons probablement la destitution par M. Rougeot, fermier général, notre ami, et par M. de La Reynière, à qui nous avons écrit. Mais nous ne tenons rien si nous ne sommes secondés. Il est si aisé de faire parler à des fermiers généraux que je ne conçois pas qu’on ait pu manquer ce préliminaire, qui est d’une nécessité absolue. Si ce nommé Janin reste encore au pays de Gex quinze jours, j’aimerais autant que toute cette histoire fût dans la gazette, et vous verrez qu’elle y sera pour peu qu’on se néglige. Car malheureusement, en quelque endroit que soit mon oncle, il est sous le chandelier. Croyez-moi, madame, je vous en conjure ; exigeons de M. de Montyon qu’il diffère le rapport. Engagez M. le duc de Praslin à demander très-sérieusement que tout soit assoupi. Je l’estime trop pour penser qu’il craigne de se compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler dès le 28 décembre. À quoi sert l’amitié, si elle n’agit pas ? Votre cœur entend le mien ; je vous suis attachée pour le reste de ma vie.

Pardonnez-moi si je ne vous écris point de ma main ; je ne sais plus où j’en suis. Tout ce que je puis faire, madame, est de vous assurer des tendres sentiments que je vous ai voués pour jamais.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre est écrite au nom de Mme Denis.
  2. L’abbé Mignot.