Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6731

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 96-97).
6731. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
9 février.

Voici d’abord ce que je réponds à la lettre du 2 de février de mon cher ange. Je le donne en quatre, je le donne en dix, à une âme plus forte que la mienne, logée dans un corps très-faible, âgée de soixante et treize ans, au milieu de cent montagnes de neige, ayant affaire à des pédants et à des prêtres, craignant les choses les plus funestes, assaillie de quatre ou cinq tristes événements à la fois, affublée d’une espèce de petite apoplexie. Je dis que cette âme aurait été pour le moins aussi embarrassée que la mienne : cependant mon âme, encore tout ébouriffée, demande très-tendrement pardon à la vôtre, et elle lui sera toujours soumise.

Vous jugez, mon cher ange, de notre pays par le vôtre ; vous vous imaginez, parce que vous avez eu une débâcle, que le mont Jura et les Alpes prennent la loi de la butte Saint-Roch ; vous vous trompez cruellement.

Je ne dispute pas sur M. le duc de Wurtemberg, mais je souhaite assurément que vous ayez raison ; je ne me suis pas encore aperçu de l’effet de ses beaux arrangements. Il est temps qu’il se corrige de sa manie d’imiter Louis XIV. Mais venons au plus vite aux Scythes.

Voici la dernière leçon. Il ne m’a guère été possible de voir les choses d’un coup d’œil bien juste, dans les horreurs des agitations que j’ai éprouvées. Je joins ici deux exemplaires de cette nouvelle correction, que vous pourrez aisément faire porter sur les anciennes éditions que vous avez, et surtout sur celles envoyées en dernier lieu par M. le duc de Praslin.

Cette scène du père et de la fille est de moitié plus courte qu’elle n’était ; ni Sozame, ni les Scythes, ne se doutent de la résolution d’Obéide, Les imprécations feront toujours un très‑grand effet, à moins qu’elles ne soient ridiculement jouées. Je conviens que ce cinquième acte était extrêmement difficile, mais enfin je crois être parvenu à faire à peu près tout ce que vous vouliez, et j’ose espérer que vous en viendrez à votre honneur. Ce sera à M. de Thibouville à arranger les rôles, les décorations, et les habits avec Lekain ; c’est de toutes les pièces celle qui exige le moins de frais.

Le rôle d’Obéide demande d’autant plus d’art qu’elle pense presque toujours le contraire de ce qu’elle dit. Je ne sais pas comment j’ai pu faire un pareil rôle, qui est tout l’opposé de mon caractère. Je ne dis que trop ce que je pense ; mais je le dis avec tant de plaisir quand je m’étends sur les sentiments qui m’attachent à mes anges, que je ne me corrigerai jamais de ma naïveté.

J’ai oublié, dans mes dernières lettres, de vous dire qu’il était impossible qu’on pût penser à Lekain dans cette édition du Triumvirat. Vous savez qu’on ne fait pas ce qu’on veut des libraires ; et moi, je sais ce que c’est que d’être loin de Paris.

Quant aux affaires de Genève, elles s’arrangeront sans doute, car elles ne sont que ridicules ; elles ne méritent qu’un Lutrin. J’en avais ébauché quelque chose[1] pour vous faire rire, et pour faire rire MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ; mais, pendant tout le mois de janvier, je n’ai pas eu envie de rire.

Respect et tendresse.

  1. Voyez lettre 6670 ; et, tome IX, le poëme de la Guerre civile de Genève.