Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6738

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 105-107).
6738. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
10 février.

Je reçus hier la lettre du 3 février de mon cher ange, après avoir fait partir ma réponse à la lettre du 2. Je suppose toujours que les deux exemplaires adressés à M. le duc de Praslin lui sont parvenus.

Les dernières additions que j’ai envoyées à mon ange et à M. de Thibouville peuvent servir aisément à rendre les deux exemplaires complets et corrects ; mais, pour abondance de précautions, voici encore un exemplaire nouveau, bien exactement revu, lequel pourra servir de modèle pour les autres ; il part à l’adresse de M. le duc de Praslin.

Je ne saurais être de l’avis de mon ange sur ce vers d’Obéide,

dans la scène avec son père, au cinquième acte :

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire.


Cela ne veut dire autre chose pour ce père, sinon qu’il en a coûté beaucoup d’efforts à une jeune personne, élevée à la cour, pour venir s’ensevelir dans des déserts ; mais, pour le spectateur, cela veut dire qu’elle aime Athamare. Si j’avais le malheur de céder à cette critique, j’ôterais tout le piquant et tout l’intérêt de cette scène.

J’ai fait humainement ce que j’ai pu. Il ne faut pas demander à un artiste plus qu’il ne peut faire ; il y a un terme à tout ; personne ne peut travailler que suivant ses forces. Voici le temps de copier les rôles et de les apprendre ; il n’y a plus ni à reculer ni à travailler. Je demande seulement qu’on joue la Jeune Indienne avec les Scythes. Je serais bien aise de donner cette marque d’attention à M. de Chamfort, qui est, dit-on, très‑aimable, et qui me témoigne beaucoup d’amitié.

Si ces deux pièces sont bien jouées, elles vaudront de l’argent au tripot ; elles donneront du plaisir à mes anges, mais, pour moi, je suis incapable de plaisir : je ne le suis que de consolation, et ma plus grande est l’amitié dont mes anges m’honorent.

N. B. Dans le tracas horrible qui m’a accablé pendant un mois, je ne me suis jamais aperçu d’une faute d’impression au cinquième acte, page 64 :

Sozame a-t-il appris que sa fille qu’il aime.


Il y avait dans le manuscrit :

Sozame a-t-il appris que sa fille qui m’aime.


Il y a encore quelques petits changements fort légers dans la copie ci-jointe. N. B. Comment pouvez-vous m’outrager au point de me soutenir que ce vers :

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire,


signifie : Mon père, j’adore Athamare, et je ne le tuerai point, puisque le moment d’après elle dit :

Après ce coup Lerrible et qu’il me faut porter… ?


Ce mot qu’il me faut porter ne rejette-t-il pas très-loin tous les soupçons que pourrait concevoir le père ? D’ailleurs, quels soupçons pourrait-il avoir après les serments de sa fille ? Vous tueriez ma pièce si vous ôtiez

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire.

Je sais bien qu’il y aura quelques mouvements au cinquième acte parmi les malintentionnés du parterre ; mais je vous réponds que le receveur de la Comédie sera très-content de la pièce. Laissons dire Fréron et l’avocat Coquelet[2], son approbateur, et les soldats de Corbulon[3], s’il y en a encore, et qu’on sonne le bouteselle.

Mille tendres respects. Je ne sais point la demeure de M. le chevalier de Chastellux ; je prends la liberté de vous adresser la lettre.

  1. Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et François, l’ont datée à tort du 8 février. (G. A.)
  2. Ou plutot Coqueley ; voyez la lettre à Coqueley du 24 avril.
  3. Les partisans de Crébillon ; voyez la note, tome XXXVII, page 406.