Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6763

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 128-129).
6763. — À M. LE DUC DE LA VALLIÈRE.
À Ferney, 21 février.

Il est vrai, monsieur le duc, que j’ai fait une drôle de tragédie où j’ai mis un petit-maître persan avec des paysans scythes, et une demoiselle de qualité qui raccommode ses chemises et celles de son père, supposé qu’on eût des chemises en Scythie. Comme vous ne haïssez pas les choses bizarres, j’aurais pris sans doute la liberté de vous envoyer cette facétie, si je n’étais occupé à la corriger : ce qui me coûte beaucoup, attendu que j’ai eu, il y a quelque temps, un petit soupçon d’apoplexie qui m’a un peu affaibli le cervelet. J’ai l’honneur d’entrer dans ma soixante et quatorzième année, quoi qu’en disent mes mauvaises estampes. Vous voyez que ma tragédie n’est pas un jeu d’enfant, mais elle tient beaucoup du radotage, ce qui revient à peu près au même.

Ou j’ai perdu entièrement la mémoire, ou je me souviens très-bien que je vous ai remercié de votre beau certificat[1] en faveur d’Urcéus Codrus. Celui qui écrit sous ma dictée (parce que je suis aveugle tout l’hiver) se souvient très-bien de vous avoir remercié de votre témoignage sur Urcéus. Nous sommes exacts, nous autres solitaires, parce que nous ne sommes point distraits par le fracas.

On dit que vous faites un bijou de l’hôtel Jansen. Je m’en rapporte bien à vous, surtout si vous avez autant d’argent que de goût.

On dit qu’on joue chez vous un jeu prodigieux. Fi ! cela n’est pas philosophe. Vous n’êtes pas encore au point où je vous voudrais.

Cependant conservez-moi vos bontés ; j’ai besoin de cette consolation, après avoir été vingt ans sans vous faire ma cour : car, si vous vous en souvenez, je me suis enfui de France au Catilina de Crébillon : c’était, pardieu ! un détestable ouvrage ; c’était le tombeau du sens commun ; mais je veux actuellement qu’on ait de l’indulgence pour les vieillards.

Je vous suis attaché pour le reste de ma vie avec bien du respect, et avec toute la vivacité des sentiments d’un jeune homme.

  1. C’est celui qui est tome XXV, page 582.