Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6766

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 130-131).
6766. — À M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
À Ferney, 23 février.

Je suis partagé, monsieur, entre la reconnaissance que je vous dois et l’admiration où je suis qu’au milieu de vos occupations, et même de vos dissipations, vous ayez pu faire un plan si rempli de génie et de ressources. Nous convenons qu’il est l’ouvrage d’un esprit supérieur. Vous me direz : pourquoi ne l’adoptez-vous donc pas ? Vous en verrez les raisons dans le petit mémoire que nous envoyons à M. et à Mme d’Argental.

Mme Denis, M. et Mme de La Harpe, nos acteurs et moi, nous avons retourné de tous les sens ce que vous nous proposez. Nous nous sommes représenté vivement l’action, et tout ce qu’elle comporte, et tout ce qu’elle doit faire dire ; nous sommes tous d’un avis unanime ; nous osons même nous flatter que, quand vous verrez nos raisons déduites dans notre mémoire, elles vous paraîtront convaincantes.

Il est vrai que, malgré toutes nos raisons, nous tremblons d’avoir tort lorsque nous disputons contre vous. Nous sentons bien qu’il y a quelque chose de hasardé dans ce cinquième acte, mais nous ne pouvons juger que d’après l’impression qu’il nous laisse. Nous le jouons, et il nous fait un effet terrible.

Comment voulez-vous que nous abandonnions ce qui nous touche pour un plan qui, tout ingénieux qu’il est, nous paraît avoir des difficultés insurmontables ? Il en sera toujours d’une tragédie comme de toutes les affaires de ce monde : il faut choisir entre les inconvénients les moins grands. Il y aura sans doute des critiques ; Zaïre, Mérope, Tancrède, etc., en ont essuyé beaucoup, et le Siège de Calais a inspiré le plus grand enthousiasme. Il faut se soumettre à cette bizarrerie des hommes : mais nous sommes tous persuadés que la chaleur du cinquième acte doit l’emporter sur toutes les critiques qu’on fera de sang-froid.

Le spectateur assurément se doute bien, dans la tragédie d’Olympie, que cette Olympie se jettera dans le bûcher de sa mère ; et c’est précisément ce doute qui inspire la curiosité et l’attendrissement. Il est dans la nature humaine de vouloir voir comment les choses qu’on devine seront accomplies. C’est ce que nous détaillons dans notre mémoire, que nous vous supplions de lire avec impartialité. Pour moi, je me défie de mes idées ; j’aime et je respecte les vôtres autant que votre personne. C’est avec timidité et avec honte que je suis d’un autre avis que vous ; mais enfin il ne faut jamais, dans aucun art, travailler contre son propre sentiment, comme en morale il ne faut point agir contre sa conscience : on est sûr alors de travailler très-mal ; l’enthousiasme est entièrement éteint, l’esprit, mis a la gêne, perd toute son élasticité. On écrit raisonnablement, mais froidement. En un mot, lisez nos représentations, et jugez.

Agréez, monsieur, mon tendre et respectueux attachement pour vous, pour Mme de Chauvelin, et pour tout ce qui vous appartient.

N. B. Depuis ma lettre écrite, nous avons joué la pièce ; le cinquième acte a fait plus d’effet que les autres, et on a répandu beaucoup de larmes.