Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6771

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 137-138).
6771. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 27 février.

Madame, Votre Majesté impériale daigne donc[1] me faire juge de la magnanimité avec laquelle elle prend le parti du genre humain. Ce juge est trop corrompu et trop persuadé qu’on ne peut répondre que des sottises tyranniques à votre excellent mémoire. Ne pouvoir jouir des droits de citoyen parce qu’on croit que le Saint-Esprit ne procède que du Père me paraît si fou et si sot que je ne croirais pas cette bêtise si celles de mon pays ne m’y avaient préparé. Je ne suis pas fait pour pénétrer dans vos secrets d’État ; mais je serais bien attrapé si Votre Majesté n’était pas d’accord avec le roi de Pologne ; il est philosophe, il est tolérant par principe : j’imagine que vous vous entendez tous deux comme larrons en foire pour le bien du genre humain, et pour vous moquer des prêtres intolérants.

Un temps viendra, madame, je le dis toujours, où toute la lumière nous viendra du Nord[2] : Votre Majesté impériale a beau dire[3], je vous fais étoile, et vous demeurerez étoile. Les ténèbres cimmériennes resteront en Espagne ; et à la fin même, elles se dissiperont. Vous ne serez ni ognon, ni chatte, ni veau d’or, ni bœuf Apis ; vous ne serez point de ces dieux qu’on mange, vous êtes de ceux qui donnent à manger. Vous faites tout le bien que vous pouvez au dedans et au dehors. Les sages feront votre apothéose de votre vivant ; mais vivez longtemps, madame, cela vaut cent fois mieux que la divinité ; si vous voulez faire des miracles, tâchez seulement de rendre votre climat un peu plus chaud. À voir tout ce que Votre Majesté fait, je croirai que c’est pure malice à elle si elle n’entreprend pas ce changement : j’y suis un peu intéressé, car, dès que vous aurez mis la Russie au trentième degré, au lieu des environs du soixantième, je vous demanderai la permission d’y venir achever ma vie ; mais, en quelque endroit que je végète, je vous admirerai malgré vous, et je serai avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté impériale, etc.

  1. Dans la lettre 6664.
  2. Dans sa lettre du 22 décembre 1766, n° 6629, Voltaire avait dit à Catherine qu’elle était l’astre le plus brillant du Nord. Dans l’Épître qu’il lui adressa en 1771 (voyez tome X), il dit :

    C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière.

  3. Dans sa lettre n° 6664, Catherine refuse la place que Voltaire lui donne parmi les astres.