Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6788

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 157-158).
6788. — À M. L’ABBÉ BÉRAULT[1].
Le 11 mars.

Non-seulement, monsieur, celui que vous aviez chargé de me faire parvenir votre poëme de la Terre promise ne m’a point envoyé votre bel ouvrage, mais il ne m’en a point parlé : il ne m’a pas cru capable de lire un poëme aussi curieux.

Je sens tout le prix de ce que j’ai perdu. Rien n’est plus poétique sans doute que les conquêtes de Josué, et tout ce qui les a précédées et suivies. Aucune fiction grecque n’en approche ; chaque événement est prodige, et les miracles y font un effet d’autant plus admirable qu’on ne peut pas dire que l’auteur y amène la Divinité, comme les poëtes grecs qui faisaient descendre un dieu sur la scène, quand ils ne savaient comment dénouer leur intrigue. On voit le doigt de Dieu partout dans le sujet de votre ouvrage, sans que l’intervention divine soit une ressource nécessaire. Josué pouvait aisément passer à gué le Jourdain, qui n’a pas quarante-cinq pieds de large, et qui est guéable en cent endroits ; mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source, pour manifester sa puissance.

Il n’était pas nécessaire que Jéricho tombât au son des cornemuses, puisque Josué avait des intelligences dans la ville par le moyen de Rahab la prostituée. Dieu fait tomber les murs, pour faire voir qu’il est le maître de tous les événements. Les Amorrhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel ; il n’était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la lune à midi, pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient d’être lapidés d’en haut. Si Dieu arrête le soleil et la lune, c’est pour faire voir aux Juifs que le soleil et la lune dépendent de lui.

Ce qui me paraît encore de plus favorable à la poésie, c’est que le sujet est petit, et les moyens grands. Josué ne conquit, à la vérité, que trois ou quatre lieues de pays, qu’on perdit bientôt après ; mais la nature entière est en convulsion pour la petite tribu d’Éphraïm. C’est ainsi qu’Énée, dans Virgile, s’établit dans un village d’Italie avec le secours des dieux. Le grand avantage que vous avez sur Virgile, c’est que vous chantez la vérité, et qu’il n’a chanté que le mensonge. Vous avez l’un et l’autre des héros pieux, ce qui est encore un avantage. Il est vrai qu’on pourrait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont sacrées, ce qui est bien un autre avantage encore. Il n’y a même que trente rois de condamnés à être pendus, dans ce petit pays de quatre lieues, pour avoir osé résister à un étranger envoyé par le Seigneur ; et vous prouverez, quand il vous plaira, qu’on ne saurait pendre, pour la bonne cause, trop de princes hérétiques.

Jugez, monsieur, quel est mon regret de n’avoir pu lire, dans ma terre non promise, votre poëme épique sur la terre promise, qui me fait concevoir de si hautes espérances.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.

  1. Antoine-Henri Bérault de Bercastel, né près de Metz vers 1720, mort vers 1800, est auteur de la Conquête de la Terre promise, poëme, 1766, deux volumes in-8o, et d’autres ouvrages.