Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6797

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 167-168).
6797. — À M. DE CHABANON.
16 mars.

Non-seulement je corromps la jeunesse, mon cher et jeune confrère, mais la vieillesse ne m’empêche point de donner de mauvais exemples. Je suis honteux de faire des tragédies à mon âge. Je vous réponds un peu tard, parce que j’ai passé mon temps à soutenir la guerre contre mes anges. Je suis quelquefois très-docile et quelquefois très-opiniâtre. Je souhaite que vous n’ayez pas été trop docile en changeant votre plan ; vous aurez sans doute senti que le nouveau servira mieux votre génie : c’est toujours le plan qui nous échauffe le plus que l’on doit choisir. Celui que j’avais imaginé pour mes pauvres Scythes m’animait, et celui qu’on me proposait me glaçait. J’ai travaillé pour mes Suisses et pour moi ; la pièce nous a amusés à Ferney, et c’est tout ce que je voulais, car, en cultivant son jardin, il faut aussi ne pas oublier son théâtre.

Nous avons suspendu nos plaisirs, sur la nouvelle du triste état où était madame la dauphine[1] ; nous sommes bons Français, quoique nous ne soyons que des Suisses.

M. de La Borde m’avait recommandé de l’informer de tout ce qu’on me manderait sur son Pèche originel[2]. Je n’eus d’abord que des choses très-flatteuses à lui faire savoir ; mais depuis il m’est revenu qu’on faisait des critiques, et que l’on trouvait quelques endroits faibles ; je m’en rapporte à vous : il y a bien de l’arbitraire dans la musique ; les oreilles, que Cicéron appelle superbes, sont fort capricieuses. Il n’en est pas ainsi du cœur, c’est un juge infaillible ; et quand il est ému dans une tragédie, toutes les critiques n’ont qu’à se taire.

Mon petit La Harpe a fait une réponse à l’abbé de Rancé[3]. Cet abbé de Rancé avait écrit ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi, une héroïde à ses moines ; M. de La Harpe fait répondre un moine, qui assurément vaut mieux que l’abbé. C’est un des meilleurs ouvrages que j’ai vus ; il faudrait qu’il fût entre les mains de tous les novices, il n’y aurait plus de profès. Jamais on n’a mieux peint l’horreur de la vie monacale.

J’ignore encore si la folle Sorbonne a condamné le sage Bélisaire. De quoi se mêle-t-elle ?

Si vous avez l’Histoire de la Philosophie par Des Landes, vous y verrez, tome III, page 299 : « La Faculté de théologie est le corps le plus méprisable qui soit dans le royaume. » Je serais bien fâché de penser comme M. Des Landes ; à Dieu ne plaise ! personne ne respecte plus que moi la sacrée Faculté ; mais je vous aime encore davantage.

  1. Marie-Joséphine de Saxe, mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X, était morte le 13 mars 1767.
  2. Pandore ; voyez lettre 6721.
  3. Voyez tome XXVI, page 567.