Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6809

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 180-181).
6809. — À M. DORAT.
23 mars.

Je réponds, monsieur, à votre lettre du 17 de mars, et je vous demande en grâce qu’après ce dernier éclaircissement il ne soit plus jamais question entre nous d’une affaire si désagréable.

Tout ce que j’ai mandé à M. le chevalier de Pezay est dans la plus exacte vérité. Il est très-vrai que je n’ai jamais montré à personne ni vos lettres, ni vos premiers vers imprimés[1], ni vos seconds manuscrits[2].

Il est très-vrai que Mme Denis, ayant appris de Paris l’effet dangereux que pouvait faire l’Avis[3] imprimé chez Jorry, me demanda, en présence de M. de La Harpe, ce que c’était que cette triste aventure. J’avais la pièce, et je ne la communiquai pas ; je dis que vous aviez tout réparé ; que je vous croyais un très-bon cœur ; que vous m’aviez écrit une lettre pleine de candeur ; que vous étiez, de toute façon, au-dessus de la jalousie, qui est le vice des esprits médiocres. Je citai un endroit de votre lettre, très-bien écrit, et qui m’avait fait impression. Si M. de La Harpe a fait quelque usage de cette seule confidence, je l’ignore entièrement. Je viens de lui parler ; il m’a dit qu’il était très-affligé d’avoir eu sujet de se plaindre de vous. Je vous prie de considérer que c’est un jeune homme qui a autant de talents que peu de fortune. Il a une femme et des enfants. Qui pourra seconder ses talents, sinon des gens de lettres aussi capables d’en juger que vous ? Nous sommes dans un temps où la littérature n’est que trop persécutée ; elle le serait certainement moins si ceux qui la cultivent étaient unis.

Il faut tout oublier, monsieur, et ne se souvenir que du besoin que nous avons de nous soutenir les uns les autres. Nous avons tous la même façon de penser ; faudra-t-il que nous soyons la victime de ceux qui ne pensent point, ou qui pensent mal ?

Ce qui est encore malheureusement très-vrai, c’est que, lorsque votre Avis parut, lorsqu’on eut la cruauté d’y trop remarquer l’injustice publique faite par nos ennemis communs à certains ouvrages, j’avais, dans ce temps-là même, une affaire très-sérieuse, et la calomnie me poursuivait vivement.

Je ne vous dissimulai pas combien il était dangereux pour moi d’être confondu avec Rousseau, convaincu, aux yeux de M. le duc de Choiseul, et même à ceux du roi, des manœuvres les plus criminelles. Je pousserai même la franchise avec vous jusqu’à vous avouer que je venais de recevoir des reproches de M. le duc de Choiseul sur les affaires qui concernaient ce Genevois. Vous voyez que vous aviez fait beaucoup plus de mal que vous ne pensiez en faire.

N’en parlons plus ; j’ai tout oublié pour jamais, et je ne suis sensible qu’à votre mérite et à vos politesses. Je veux que M. le chevalier de Pezay en soit le garant. Tout ce que j’oserais exiger d’un homme aussi bien né que vous l’êtes, ce serait de sentir combien votre supériorité doit vous écarter de tout commerce avec Fréron. Ni ses mœurs ni ses talents ne doivent le mettre à portée de vous compter parmi ceux qui le tolèrent.

Ceux qui, comme vous, monsieur, ont tant de droits de prétendre à l’estime du public ne sont pas faits pour soutenir ceux qui en sont l’exécration.

  1. L’Avis aux sages du siècle ; voyez lettre 6632.
  2. Voyez lettre 6784.
  3. L’Avis aux sages du siècle.