Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6820

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 191-192).
6820. — À M. THIERIOT.
1er avril.

M. le marquis de Maugiron[1] vient de mourir. Voici les vers qu’il a faits une heure avant sa mort :

Tout meurt, je m’en aperçois bien.
Tronchin, tant fêté dans le monde,
Ne saurait prolonger mes jours d’une seconde.
Ni Daumat[2] en retrancher rien.
Voici donc mon heure dernière :
Venez, bergères et bergers,
Venez me fermer la paupière ;
Qu’au murmure de vos baisers,
Tout doucement mon âme soit éteinte.
Finir ainsi dans les bras de l’Amour,
C’est du trépas ne point sentir l’atteinte ;
C’est s’endormir sur la fin d’un beau jour.

Vous remarquerez qu’il logeait chez l’évêque de Valence, son parent. Tout le clergé s’empressait à lui venir donner son passeport avec la plus grande cérémonie. Pendant qu’on faisait les préparatifs, il se tourna vers son médecin, et lui dit : Je vais bien les attraper ; ils croient me tenir, et je m’en vais. Il était mort en effet quand ils arrivèrent avec leur goupillon. Vous pourrez, mon ancien ami, régaler de cette anecdote certain génie à qui vous écrivez quelquefois des nouvelles[3]. Cela sera d’autant mieux placé qu’il serait homme en pareil cas à imiter M. de Maugiron, et même à faire de meilleurs vers que lui.

Vous avez dû voir la lettre de M. Mauduit sur Bélisaire[4] ; cela peut encore amuser un philosophe.

Continuez à vivre de régime, afin de vivre longtemps. On me parle dans plusieurs lettres de monsieur l’évêque de Saint-Brieuc et de son aventure, qu’on me dit fort plaisante. On suppose que je sais cette aventure, et je ne sais rien du tout[5]. Je suis bien aise d’ailleurs qu’un évêque amuse le monde, cela vaut mieux que de l’excommunier.

P. S. Ah ! on vient de me conter l’aventure. Voilà une maîtresse femme. Vale.

  1. Dans la Correspondance de Grimm, à la date du 15 auguste 1768, on parle du marquis de Maugiron, mort au commencement de l’année précédente. C’est sur cette autorité que j’ai placé à l’année 1767 cette lettre, mise, avant moi, en 1766. (B.)
  2. Médecin à Valence, et qui y donnait des soins à Maugiron.
  3. Thieriot était le correspondant littéraire du roi de Prusse.
  4. Anecdote sur Bélisaire ; voyez tome XXVI, page 109.
  5. Bareau de Girac, évêque de Saint-Brieuc, avait été surpris en flagrant délit avec une dame qui, feignant d’être violée, sauta sur l’épée de son mari, et la plongea dans la cuisse du prélat. On parla beaucoup de ce coup d’épée, qui avait percé la cuisse sans endommager la culotte. (B.)