Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6872

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 248-249).
6872. — À M. D’ALEMBERT.
3 mai.

M. Necker, qui part dans l’instant, mon cher et véritable philosophe, vous rendra une Lettre au Conseiller[1]. Messieurs de la poste en ont butiné deux, selon leur louable coutume. Ces messieurs de la poste aux lettres deviendront des gens très-lettrés : ils se forment une belle bibliothèque de tous les livres qu’ils saisissent. Chaque pays, comme vous voyez, a son inquisition ; vous n’êtes pas plus tôt délivré des renards que vous tombez dans la main des loups.

Votre Lettre au Conseiller devrait exciter le monde à faire une battue. Ne voudriez-vous point ajouter à l’histoire de la Destruction quelque chose concernant l’Espagne[2], en retranchant le dernier chapitre touchant le serment que devaient prêter les jésuites, chapitre devenu inutile par les précautions que l’on a prises en France contre ces pauvres diables, dignes aujourd’hui de pitié ?

L’imbécile et ignorant libraire qui s’est chargé de votre seconde édition ne l’aura pas achevée sitôt. Je n’ai de lui aucune nouvelle ; toute communication est interrompue entre Genève et la France. On s’est imaginé assez ridiculement que je suis en France ; et je m’aperçois en effet que j’y suis, parce que je manque de tout. Je ne sais comment on fera pour faire passer dans votre monarchie française la Lettre au Conseiller. Il n’est plus permis de lire, et il n’y a que les auteurs du Journal chrétien et Fréron qui aient la liberté d’écrire.

Vous verrez par les deux petites pièces ci-jointes[3] qu’on ne rogne pas les ongles de si près dans les pays étrangers. L’exemple que donne l’impératrice de Russie est unique dans ce monde. Elle a envoyé quarante mille Russes prêcher la tolérance, la baïonnette au bout du fusil. Vous m’avouerez qu’il était bien plaisant que les évêques polonais accordassent des privilèges à trois cents synagogues, et ne voulussent plus souffrir l’Église grecque.

Bonsoir, mon cher philosophe ; souvenez-vous, je vous en prie, que je n’ai aucune part aux Anecdotes sur Bélisaire. On m’accuse de tout : voyez la malice !

  1. Opuscule de d’Alembert ; voyez tome XLIII, page 473.
  2. D’Alembert publia une Seconde lettre à M. ***, etc., sur l’édit du roi d’Espagne pour l’expulsion des jésuites. Elle circulait en juin (voyez lettre 6913).
  3. l’Anecdote sur Bélisaire (voyez tome XXVI, page 109) ; et la Seconde Anecdote sur Bélisaire (voyez tome XXVI, page 169.)