Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6907

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 285-286).
6907. — À M. DE LA BORDE[1].
4 juin.

Je vous l’avais bien dit, mon cher Orphée : la lyre n’apprivoise pas tous les animaux, encore moins les jaloux ; mais il ne faut pas briser sa lyre, parce que les ânes n’ont pas l’oreille fine. Les talents sont faits pour combattre, et, à la longue, ils remportent la victoire. Combattez, travaillez, opposez le génie au mauvais goût, refaites ce quatrième acte, qui est de l’exécution la plus difficile. Je pense qu’il vaut mieux faire jouer une fois votre opéra à Paris que de mendier à la cour une représentation qu’on ne peut obtenir, tout étant déjà arrangé. Croyez que c’est au public qu’il faut plaire. Vous en avez déjà des preuves par devers vous. Je suis persuadé que vous en aurez de nouvelles quand vous voudrez vous plier à négocier avec les entrepreneurs des doubles croches et des entrechats.

Un jeune homme m’a montré une espèce d’opéra-comique[2] dans le goût le plus singulier du monde. J’ai pensé à vous sur-le-champ ; mais il ne faut courir ni deux lièvres ni deux opéras à la fois. Songez à votre Pandore. Tirez de la gloire et des plaisirs du fond de sa boîte : faites l’amour et des passacailles[3]. Pour moi, je suis bien hardi de vous parler de musique, quand je ne dois songer qu’à des De profundis, qui ne seront pas même en faux bourdon.

Voudriez-vous avoir la bonté de m’envoyer une copie des paroles de Pandore, telles que vous les avez mises en musique ? Je tâcherai de rendre quelques endroits plus convenables à vos talents, et qui vous mettront plus à l’aise. Envoyez-moi ce manuscrit contre-signé ; cela vous sera très-aisé.

Adieu, mon cher et digne ami ; ne vous rebutez point. Quand un homme comme vous a entrepris quelque chose, il faut qu’il en vienne à bout. Le découragement n’est point fait pour le génie et pour le mérite. Combattez et triomphez. Ne parlez point surtout au maître des jeux[4] ; il est impossible qu’il fasse rien pour vous cette année ; je vous en avertis avec très-grande connaissance de cause. Ne manquez pas d’exécuter votre charmant projet de venir au 1er de juillet ; nous aurons des voix et des instruments. Je vous dirai franchement queMme Denis se connaît mieux en musique que tous les gens dont vous me parlez. Venez, venez, et je vous en dirai davantage.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Sans doute les Deux Tonneaux.
  3. Airs de danse.
  4. Richelieu.