Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6929

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 305-306).
6929. — À M. DE BELLOY.
À Ferney, 6 juillet.

Il y a quelques années, monsieur, que je ne lis aucun papier public ; j’ignore dans ma retraite ce qui se fait sur la terre. Je sais pourtant ce qui se passe à Moscou ; mais ce n’est pas par le Mercure. L’impératrice de Russie daigna me mander, l’année passée[1], qu’elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu’elle en avait fait un tolérant. Si depuis ce temps-là cet Abraham a fait cette sottise ; s’il a vendu sa femme à quelque boïard, comme le père des croyants vendit la sienne[2] au roi d’Égypte et au roitelet de Gérare ; si, au lieu d’obtenir des bœufs, des vaches, des moutons, des serviteurs et des servantes, il est tombé dans la misère, c’est probablement parce qu’il est ivrogne, et que le vin coûte fort cher en Scythie.

Il n’en est pas de même dans votre Paris, où l’ami Fréron gagne de l’argent à bon marché, et s’enivre de même. Je fais mon compliment à ma chère patrie du privilège exclusif qu’on a donné à cet homme de vilipender son pays : cela manquait à notre siècle.

Ce que vous me mandez, monsieur, de la générosité des comédiens de Paris ne m’étonne point. Ils sont si riches de leur propre fonds qu’ils peuvent se passer aisément des vers charmants de Racine. Mais ce n’est pas assez qu’ils tronquent des scènes entières de ce grand homme, il faudrait, pour rendre la chose plus touchante, qu’ils substituassent des vers de leur façon à ceux qu’ils retranchent. Le copiste de la Comédie doit être le premier poète du royaume ; et c’est à lui qu’on doit s’en rapporter.

Il me paraît que les imprimeurs en savent autant que les comédiens de votre bonne ville. Ils ont plaisamment accommodé l’endroit dont vous me parlez ; il y avait : ennemis des lois et de la science, et ils ont mis : ennemis des lois et de la sienne. Cela vaut le : trompez, sonnettes, au lieu de : sonnez, trompettes. Que cela ne vous rebute pas, monsieur ; vous savez mieux que personne combien les bons citoyens rendent justice au mérite :

Non lasciar la magnanima… impresa.

(Pétrarque, son. vii.)

Sans compliments, et avec autant d’amitié que d’estime, votre, etc.

  1. La lettre de Catherine II est du 11-22 auguste 1765 ; voyez tome XLIV page 45.
  2. Genèse, xii, 16 ; et xx, 14.